[Edito] Le revenu universel, pas une utopie, une dystopie
Edito
Par Franck Dedieu
Dans un monde ubérisé, ce mécanisme d’allocation paraît financièrement réalisable grâce à l’impôt sur les super-riches mais paradoxalement il promet une société très inégalitaire.
Non, le revenu universel ne rentre pas dans la catégorie- très fournie en politique – des idées utopiques. La société numérique en voie d’émergence fabrique en effet suffisamment de turbo-millionnaires et de super-cadres pour financer le « généreux » mécanisme. Mais au lieu de s’en réjouir, il faudrait plutôt le déplorer. Le revenu universel revient plutôt à homologuer une société duale, faite d’une « hyperclasse » riche, restreinte, charitable et d’une « lumpen-catégorie» non-qualifiée, nombreuse et épaulée. Dans son « Meilleur des mondes » partagé entre les « alpha » féconds et les « epsilon » inutiles, la fameuse dystopie d’Aldous Huxley pourrait bien devenir réalité. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur le « cas Zuckerberg » bien réel, bien sonnant et bien trébuchant : en 2012, quand le jeune geek et patron de Facebook jette son célèbre réseau social dans le grand bain de la bourse, il empoche une plus value géante et, avec elle, le titre assez flatteur du citoyen le plus imposé de l’histoire américaine. Il signe donc à l’ordre du Trésor fédéral et de l’Etat de Californie, deux chèques pour une valeur totale de deux milliards de dollars. Une telle somme équivaut à la paie annuelle de 54 000 fonctionnaires américains (trois fois le nombre de salariés chez Facebook à l’époque) ou en Equivalent Revenu Universel de 750 euros mensuels à une allocation annuelle au bénéfice de 200 000 personnes ! Quand toute la richesse vient du capital et si peu du travail, à quoi bon embaucher, il suffit de payer son écot pour résoudre la question sociale. Les dames patronnesses choyaient leurs pauvres au niveau de la paroisse, les patrons de GAFA pourraient prendre leur suite mais au niveau d’une région entière voire d’un Etat. Ironie de l’histoire, ces patrons-là multiplient les astuces fiscales avec leur multinationale pour éviter le percepteur mais manifestent un certain consentement à l’impôt comme citoyen. La méchante personne morale versus la gentille personne physique. Voila la nouvelle cosmologie patronale : le Yin ultra-libéral et le Yang bon-démocrate.
Bien-sûr, ces chiffres à multiples zéros si communs en Californie se rencontrent assez peu en France mais le pays compte déjà quelques belles licornes (valorisation supérieure à 1 milliard) comme Bla-bla car ou Criteo et des patrons emblématiques de la nouvelle économie. Le vibrionnant patron de Free, Xavier Niel ne qualifiait-il pas récemment la France « de paradis fiscal » ? D’ailleurs, de l’économiste Jean de Sismondi (1773-1842) au jeune philosophe Gaspard Koenig, les penseurs libéraux voient d’un très bon œil le revenu universel. Ce mécanisme réalise LA synthèse da la France ubérisée et post-salariale. Pas à la façon hollandaise, pour arrondir les angles trop saillants, pour trouver un point d’équilibre entre des idées passées à l’édulcorant des cabinets ministériels. Non, une synthèse des « excès contraires », une fusion entre le « Grand Soir » et « la grasse matinée », entre la révolution en rêve et le rêve de l’inaction. Elle donne l’apparence du chamboule-tout mais permet de proroger un système inégalitaire avec bonne conscience. Elle s’incline devant le fait économique établi (fin de la croissance et du travail) mais s’obstine à en réparer les dégâts par l’impôt maximal. Au fond, l’allocation pour tous réalise ce phantasme politique en forme d’oxymore : la planification libérale, évoquée en creux par le Professeur Alain Supiot dans « La gouvernance par les nombres » (Fayard) où le libre marché permet aux « winners » suractifs de délivrer suffisamment de cash pour organiser administrativement l’inactivité du plus grand nombre. Pour paraphraser la fameuse équation de Lénine, le revenu universel, c’est les ultralibéraux plus les soviets, plus l’électricité gratuite.
Franck Dedieu
Professeur et responsable de la chaire Made in France à l’IPAG Business School.