[Entretien] « Il faut que les policiers soient respectés et considérés » J-P Chevènement

ENTRETIEN. Jean-Pierre Chevènement était l’invité de l’émission « 20h Darius Rochebin » sur LCI. Il répondait aux questions de Darius Rochebin, lundi 12 octobre 2020.

Verbatim 

  • Darius Rochebin : Et le grand entretien de cette édition est donc avec Jean-Pierre Chevènement. Bonsoir. 

    Jean-Pierre Chevènement : Bonsoir. 
  • Darius Rochebin : Un mot d’abord sur la police. Nous l’avons entendue s’exprimer il y a un instant. Vous avez été ministre de l’Intérieur, de gauche, mais parmi les gens de gauche vous avez eu de bons contacts avec la police. Ça se passait bien plutôt ? 

    Jean-Pierre Chevènement : La période était différente et j’étais toujours apprécié des policiers. J’avais de bons contacts avec leurs syndicats. Les policiers font corps, ils ont le sentiment puissant de leur solidarité. Naturellement, il faut qu’ils soient respectés, il faut qu’ils soient considérés. Et je n’ai pas connu, je dois le dire, ce phénomène de haine exacerbée contre la police. Je crois que si on veut le comprendre, en prenant du recul, il faut voir qu’il y a une haine beaucoup plus profonde contre l’État. Et une haine qui vient de loin, qui a été attisée, par la droite comme par la gauche. À droite : les libéraux, les ultra-libéraux, les néolibéraux. Et à gauche : les anarchistes, les pseudo-marxistes qui considèrent que l’État est l’outil du capital, de la bourgeoisie. Et puis, naturellement, tout le courant libéral/libertaire qui s’épanouit en France depuis 50 ans, à l’enseigne du mot d’ordre soixante-huitard : « Il est interdit d’interdire. » Alors si vous mettez tout ça ensemble, ça fait beaucoup.
  • Darius Rochebin : On en parlera, c’est le thème de votre livre. Et on va reparler de ces images jadis impensables : une attaque de commissariat dans ces circonstances-là. Mais d’abord rappelez que vous êtes vraiment « l’histoire de la République ». Ministre en 1981, ça fait presque 40 ans. C’était la première génération Mitterrand. Sur la scène publique depuis 1970… 

    Jean-Pierre Chevènement : On peut dire 71, avec le congrès d’Épinay. 
  • Darius Rochebin : On peut remonter encore plus loin quand on lit votre livre. C’est votre mère, figure extraordinaire d’autorité. On va beaucoup parler d’autorité. Institutrice, républicaine, autoritaire, assez « laïcarde ». Elle incarnait cette autorité qui paraît tellement ébranlée aujourd’hui ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je dirais plutôt laïque que « laïcarde », car elle avait également une foi catholique profonde. Et dans la salle de classe, où on m’a fait asseoir tout petit, je devais l’appeler, comme tous les autres « Madame ». Principe d’égalité. 
  • Darius Rochebin : Une éducation extrêmement stricte. Il faut lire ça, car là on remonte le temps. Ce n’était pas il y a 40 ans, il y a 50 ans, c’est presque le XIXe siècle. Vous alliez au collège, à Besançon, n’est-ce pas ? 

    Jean-Pierre Chevènement : J’allais au lycée Victor Hugo. Le petit lycée, ce qu’on appelle aujourd’hui le collège. 
  • Darius Rochebin : Ça ne rigole pas vraiment. Je vous lis : « Le régime de l’internat était militaire. Lever au sifflet à 6h30 du matin, à 7h15 étude, à 8h00 petit-déjeuner dans un réfectoire mal chauffé, d’un quignon de pain et un bol de café au lait. Courte récréation, puis début des cours à 9h00. » Ça parait quand même très loin. 

    Jean-Pierre Chevènement : Et on était en blouse et ceinturon. C’était une autre école, mais en même temps c’était une école où chacun se sentait en égalité. 
  • Darius Rochebin : Est-ce qu’on peut rétablir un peu de ça ? Ça ramène à ce qu’on disait tout à l’heure, quand les gens disent « l’éducation ». Est-ce qu’on peut rétablir un peu de ça, ça parait tellement loin. 

    Jean-Pierre Chevènement : Je crois qu’il y aurait beaucoup de choses à faire pour rétablir un minimum d’ordre. D’abord faire en sorte que la police et la justice marchent ensemble, ce qui n’est pas toujours le cas. Voyez ce qui se passe en Corse, par exemple. Ensuite, aider l’école à retrouver l’autorité qui sied à sa mission, qui est la transmission des connaissances et du savoir, la formation du citoyen. Faire en sorte qu’elle remplisse son rôle, ça passe par une meilleure formation des maîtres, en particulier des professeurs des écoles, aussi près que possible du terrain. Et je pense au service civique, il n’y a plus de service militaire. On peut faire en sorte que le service civique, remplisse en partie cette fonction, et puis je pense qu’il faudrait aussi les problèmes d’emploi et de formation professionnelle soient traités plus attentivement. 
  • Darius Rochebin : On est très loin de votre internat à Besançon et ça nous ramène à l’actualité quand on a vu, tout à l’heure, ces images du Val de Marne, de Champigny, ce commissariat attaqué… Restons un instant sur cette actualité. Vous aviez utilisé en 1999, je crois, le terme de « sauvageons », ça avait fait beaucoup de bruit, à l’époque, il y avait toute une histoire des mots, toutes sortes de variation… 

    Jean-Pierre Chevènement : Sur le moment ça n’avait pas fait beaucoup de bruit, car tout le monde avait compris ce que je voulais dire. 
  • Darius Rochebin : Quel mot vous auriez utilisé ici ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Alors, le mot « sauvageon » est un arbre non greffé, tout le monde comprenait que c’étaient des enfants laissés à eux-mêmes, qui au lieu de grimper droit et bien couraient à même le sol. 
  • Darius Rochebin : Une attaque de commissariat dans ces circonstances-là, quel mot vous utiliseriez ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Ce sont des actes barbares s’adressant à des représentants de l’autorité détenteurs de la violence légitime dans une République bien organisée. Ils montrent qu’un degré supplémentaire est franchi, car c’est très spectaculaire. C’est surtout spectaculaire car, je le rappelle, il n’y a pas eu de blessés. Heureusement, les policiers ont pu échapper à ces voyous armés de barre de fer qui les auraient tabassés, comme d’autres auraient été percés de balles, dans un incident récent. On voit que les agressions contre les policiers et les gendarmes sont de plus en plus nombreuses : 35000 par an, selon M. Darmanin. C’est quand même épouvantable et c’est absolument insupportable. 
  • Darius Rochebin : Qui peut « ramasser la mise » politiquement ? Vous racontez dans votre livre ces moments de l’histoire de France : guerre d’Algérie, mai 68… ce moment où le parti de l’ordre arrive à « ramasser la mise », en disant : « C’est moi qui incarne l’ordre. » Devant ce type d’événements, si ça devait se reproduire encore d’avantage, qui peut ramasser la mise ? 

    Jean-Pierre Chevènement : L’ordre implique des mesures fermes. Pas seulement des mots, mais des mesures pratiques. 
  • Darius Rochebin : Est-ce que ça va renforcer le Rassemblement national ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Pas forcément, je crois que ça dépend aussi du gouvernement qui doit aussi savoir siffler la fin de la récréation. Maintenant, est-ce que le gouvernement sera à la hauteur ? Je ne peux pas le dire dans le moment qui est le nôtre. C’est une vue d’ensemble de la société française, de ses dérives, de son éclatement, de ses fractures qu’il faut avoir pour pouvoir coller à nouveau tout ça ensemble, faire qu’il n’y ait pas archipélisation avec des îles qui se séparent, qui s’éloignent… mais au contraire, qu’on recolle les morceaux. 
  • Darius Rochebin : Vous êtes témoin de la vie politique depuis toutes ces décennies. Les partis qui ont grandi, grossi, disparu… Si on reste sur le Rassemblement national, une seconde, est-ce qu’il pourrait gagner les élections présidentielles, selon vous ? Est-ce que Marine Le Pen peut gagner ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je ne pense pas, si la République est réellement incarnée et si le concept républicain est compris, si on comprend ce que signifie la République dans toute sa cohérence. La République va aussi avec la citoyenneté, avec le civisme. Il n’y a pas de civisme sans patriotisme. Le président de la République a rappelé que le patriotisme républicain devrait être notre boussole dans les temps à venir. 
  • Darius Rochebin : Et selon les sondages il est le mieux armé pour faire obstacle au Rassemblement national. 

    Jean-Pierre Chevènement : Disons qu’on verra en 2022… pour le moment la campagne n’est pas encore ouverte. Il faut éviter de télescoper les temps. Pour le moment c’est l’ordre qu’il faut faire prévaloir, à Champigny-sur-Marne, comme ailleurs. Il y a à peu près deux-cents quartiers où ce qui se passe est absolument inadmissible. 
  • Darius Rochebin : Dans cette généalogie du Rassemblement national, vous avez été témoin aussi de sa croissance. Est-ce qu’il est vrai… on a souvent tourné autour de ça, en disant : « c’est une légende, ce n’est pas une légende », que François Mitterrand avait poussé, à l’époque, le Front national pour diviser la droite ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je crois qu’il avait fait une lettre à la présidente d’Antenne 2 pour lui demander à l’époque, de permettre à Jean-Marie Le Pen de s’exprimer dans une émission de grande écoute. À l’époque, Le Pen faisait 10% des voix et on ne le voyait pas s’approcher du pouvoir. Depuis lors, Marine Le Pen se trouve à 33% et on ne sait pas ce que sera la prochaine élection présidentielle. Personnellement, je ne pense pas qu’elle accédera à la présidence de la République, parce que les Français savent que ça sera une catastrophe pour l’image de la France et pour les répercussions que ça aura dans la France même, du fait de l’extrême fragilité de la société française. On franchirait un cran vers la guerre civile. 
  • Darius Rochebin : Jean-Pierre Chevènement. Votre livre… La force de votre livre c’est la sincérité, sur ce qui a pu se passer en coulisse, les convictions, mais aussi toutes les manœuvres de coulisse. Vous avez joué un rôle très important, notamment parce que vous étiez « faiseur de roi » de François Mitterrand en 71. Et dans ces années-là vous étiez vraiment le « jeune loup », c’est l’expression d’une perle d’archive, où vous êtes là il y a un certain temps. 

    (Enregistrement) 
  • Darius Rochebin : Vous jubilez à l’époque. Et vous jubilez un peu maintenant encore, ça vous fait sourire. 

    Jean-Pierre Chevènement : Je trouve ça amusant. Disons que je n’ai été qu’un « faiseur de roi », car François Mitterrand avait pu prendre le contrôle du Parti socialiste, grâce à mes amis du CERES, mais sur une ligne politique qui était l’Union de la gauche, sur un programme commun, sur la base d’un programme socialiste que j’étais chargé d’élaborer. 
  • Darius Rochebin : De quel œil « le vieux loup », pardon, regarde le « jeune loup » de 73 sur cette archive ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Vous savez dans la vie il faut toujours entreprendre. On ne peut pas dire que je n’ai pas osé, que je n’ai pas pris des risques. C’est le titre de mon livre Qui veut risquer sa vie la sauvera. Est-ce que je l’aurai sauvé, je n’en sais rien. Mais en tout cas, j’ai pris des risques. 
  • Darius Rochebin : Avec la dimension de conviction très forte, vous le rappeliez, avec aussi la dimension un peu « manœuvrière ». Vous dites, par exemple, vous saviez que François Mitterrand n’était pas vraiment un homme de gauche, mais vous croyiez au destin historique ? À son destin historique ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Oui, François Mitterrand avait d’immenses qualités. C’était un stratège réellement génial dans la conquête du pouvoir, et j’ajoute dans la conservation du pouvoir. Là je l’ai moins approuvé. 
  • Darius Rochebin : Retord hein. Vous décrivez déjà des scènes incroyables dans sa cuisine, Rue Guynemer. Il vous utilise un peu pour le nourrir intellectuellement, mais il y a aussi votre grand adversaire Jacques Delors. Il vous utilise un peu tous les deux et fait une synthèse à sa façon. 

    Jean-Pierre Chevènement : On lui prépare ses interviews, et l’inspiration de Jacques Delors n’est pas tout à fait la mienne. Lorsque Jacques Delors a passé la porte, François Mitterrand nous dit : « Qu’est-ce qu’ils peuvent être ennuyeux ces gens du Plan. » Puisqu’à l’époque Jacques Delors travaillait au Plan. C’était pour nous faire plaisir et nous mettre dans sa manche. Cela date de très longtemps, de 1967, à l’époque où nous écrivions L’Énarchie avec mes camarades Gomez et Motchane. 
  • Darius Rochebin : Lorsque l’on voit ce genre de parcours, est-ce que la vie politique aujourd’hui n’est pas devenue trop aseptisée ? Un Mitterrand aujourd’hui, il y a tellement d’affaires qui l’auraient déjà fait tomber, des emplois fictifs, etc. Est-ce qu’on n’est pas devenus trop aseptisés ? 


    Jean-Pierre Chevènement : Vous savez Mitterrand était capable de se sortir d’affaires terrifiantes auxquelles nul autre n’aurait résisté. 
  • Darius Rochebin : Est-ce qu’il résisterait maintenant ? Ce serait plus difficile non ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je crois que c’est un monde tellement différent où l’on fait trébucher quiconque a la tête qui dépasse. Il y a de moins en moins de gens dont la tête dépasse car la politique n’attire plus. Elle attirait les jeunes gens de mon âge, il y a très longtemps, car c’était une manière de relever la France qui avait subi un affaissement sans précédent dans son histoire. Il y avait un élan de toute la société pour remettre notre pays debout. Cela se sentait même chez les jeunes. Notre engagement politique (et j’ai été successivement mendésiste, gaulliste et puis l’homme de l’Union de la gauche sur un logiciel que j’avais façonné avec mes amis) exigeait une foi sacrée, une foi puissante pour s’engager. On prenait tous les risques. Nous n’étions pas mus par l’argent, par l’avidité. Aujourd’hui tout cela a tellement changé. Je le crains, il n’y a plus beaucoup de gens qui s’engagent en politique avec des motivations aussi fortes. 
  • Darius Rochebin : Le manque de vocations, est-ce que ce n’est pas lié aussi à ça. Prenons par exemple l’affaire François Fillon avec ses costumes, des gens qui tombent pour des motifs ou un autre, qui à l’époque de Mitterrand auraient pu continuer. 

    Jean-Pierre Chevènement : Je suis le seul à avoir observé que c’est la première fois qu’on mettait en examen un candidat désigné par la droite, à deux jours de la clôture des parrainages. Cela m’a paru bizarre. 
  • Darius Rochebin : Il y a une galerie de vos ennemis avec un fil conducteur : le néolibéralisme. Vous dites qu’il y a eu dans les années 1980 un grand tournant, une trahison (les ides de Mars, en 83). Là on a pris selon vous une mauvaise bifurcation. 

    Jean-Pierre Chevènement : Cela ne se passe pas par hasard. Il y a d’abord l’union de la gauche qui l’emporte en France en 1981. Elle a son programme, son projet. Par ailleurs, accèdent au pouvoir en Grande-Bretagne et aux États-Unis, Madame Thatcher et Monsieur Reagan. Mais il ne se passe rien. Ils viennent à Versailles et sont accueillis fastueusement. Ils acceptent même qu’il y ait des ministres communistes au gouvernement, 4 ou 5. À l’intérieur du gouvernement français, il y a eu une bataille sur l’avenir de l’économie française, de son industrie. La dérégulation généralisée et l’accrochage à une monnaie trop forte à la compétitivité du pays. Tout cela va créer les conditions de la désindustrialisation de la France dont nous voyons les résultats aujourd’hui. 
  • Darius Rochebin : Et face à ça, vous avez toujours soutenu l’autorité, l’État, la souveraineté des États. Ça vous a emmené à des positions assez contestées sur des régimes autoritaires. L’Irak par exemple, vous avez bien aimé ça. 

    Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, si vous voulez bien prendre un peu de recul. L’Irak qui se disait socialiste et laïque était un barrage contre l’Iran, contre l’extrémisme djihadiste. 
  • Darius Rochebin : Vous êtes de ceux qui disaient : « Mieux valait Saddam Hussein que le chaos. Mieux valait Kadhafi que le chaos. » ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je dis : « Est-ce que ceux qui ont pris la responsabilité de déclencher une guerre disproportionnée qui a brisé l’État irakien, qui a ouvert la voie à Al-Qaïda et à Daech, ont vraiment mesuré les responsabilités qu’ils prenaient ? Ont-ils compris ce qu’étaient le monde arabe, le monde musulman, et la manière dont il fallait agir avec lui ? Alors qu’il était tellement facile de trouver une issue pacifique. 
  • Darius Rochebin : Votre caractère trempé vous a servi, desservi. Vous avez démissionné trois fois, cela fait beaucoup. Est-ce qu’il y a des regrets de ça, d’avoir été trop franc-tireur ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Non parce que c’est mon chemin. Je l’ai tracé. Il a sa logique et sa cohérence. Je n’ai pas renoncé, j’ai poursuivi le combat. J’ai pris de nouveaux risques pour tracer une ligne pédagogique pour les nouvelles générations, dans laquelle elles peuvent se reconnaître. 
  • Darius Rochebin : C’est peut-être ce caractère qui a contribué à vous sauver. En tout cas il y a ce mystère de la survie. Ça fait partie maintenant pour ainsi dire de votre légende. Presque revenu d’entre les morts. Décembre 1998. Opération a priori classique et puis vous faites une réaction au curare qui vous plonge dans le coma. 

    Jean-Pierre Chevènement : 2 septembre 1988. C’est l’anniversaire de la défaite de Sedan. Je ne m’en étais pas avisé. 
  • Darius Rochebin : Vous étiez sans doute le seul à y penser. Survie extraordinaire, 8 jours de coma, 3 semaines de réanimation. Ce qu’on évoquait tout à l’heure pour le Covid vous l’avez vécu pendant trois semaines, c’est une expérience unique. 

    Jean-Pierre Chevènement : Trois semaines de coma réel puis assisté, et d’intubation, avec beaucoup de tuyaux. Pour un ministre de l’Intérieur, on ne peut pas être aussi branché que je ne l’étais. Et quand je me réveille j’ai envie de partir. C’est mon instinct profond. 
  • Darius Rochebin : Et là scène incroyable, Chevènement pur sucre, l’étudiant du collège de Besançon qui était latiniste. Vous montrez une pancarte en latin au réanimateur. 

    Jean-Pierre Chevènement : Comme je veux partir, je veux être libérer. J’écris au médecin sur une ardoise : « Primum non nocere » (Ne pas nuire). Il ne comprend pas, je fais venir un copain, j’en écris une autre : « Natura medicatrix » (La nature est le meilleur remède) Il ne comprend toujours pas. Un troisième, chef de service, vient. Il dit : « Il ne parle plus que le latin. » Et je leur écris : « Non, ce sont les deux premiers préceptes d’Hippocrate, le fondateur de la médecine. » 
  • Darius Rochebin : C’est votre côté instituteur. Même dans votre lit de souffrance vous continuez à donner des leçons. Ça vous a sauvé, ça vous a tenu. Est-ce que le fait d’être miraculé vient aussi de cette espèce de tenue ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Certainement de ma combativité et du fait que je me sentais toujours, à tort, en responsabilité. 
  • Darius Rochebin : On est vraiment en frange de la mort. Quel souvenir vous avez de ces instants-là ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je vais vous répondre par un précepte qui vient de l’antiquité grecque : « Quand je suis là, la mort n’est pas. Et quand la mort est là, je n’y suis plus. » Donc la mort et moi nous ne nous rencontrons jamais. Toutefois, je dois dire que j’ai fait quelques rêves dans mon coma. Je garde un souvenir lointain puisque je les ai notés. Ce sont des rêves qui ont plutôt un caractère spirituel. 
  • Darius Rochebin : Par exemple ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je me retrouve dans l’Himalaya avec des moines bouddhistes. Et un autre de mes rêves, je suis au pied de Saint-Pierre de Rome. En réalité, c’est la coupole du Val-de-Grâce que je confonds avec celle de Saint-Pierre, et des médecins m’intiment l’ordre de me lever. Je leur réponds : « Je ne peux pas puisque vous m’avez coupé les jambes. » 
  • Darius Rochebin : Pour l’enfant de l’institutrice laïque qu’on évoquait tout à l’heure, vous citez Saint-Matthieu : « Qui veut risquer sa vie la sauvera. » Est-ce que vous êtes devenu croyant ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je l’étais puisque j’ai une éducation chrétienne. Je la tenais de ma mère qui allait à la messe le dimanche matin. 
  • Darius Rochebin : Oui, vous dites qu’elle était très laïque mais elle allait à la messe, il y avait cette espèce d’ambivalence. 

    Jean-Pierre Chevènement : Elle faisait signer l’après-midi les pétitions du Comité national d’action laïque, mais elle conciliait ces deux choses. J’ai appris que la laïcité permettait de croire ou de ne pas croire. 
  • Darius Rochebin : Est-ce qu’on peut croire à la vie après la mort après ce que vous avez vécu ? 

    Jean-Pierre Chevènement : On croit à quelque chose qui nous dépasse, que vous pouvez appeler la transcendance, mais qu’on peut appeler aussi autrement. On croit qu’il y a quelque chose au-delà de l’individu, peut-être au-delà de la mort. Personnellement, je suis assez agnostique pour tout dire. 
  • Darius Rochebin : Les premiers chapitres de votre livre sont les plus attachants, je commencerais par la : votre mère, les années de guerre… cette espèce presque de « paradis ». Vous avez aimé ce côté résistant. Vous êtes la dernière génération des hommes politiques qui auront vécu d’aussi près la guerre. 

    Jean-Pierre Chevènement : Je n’ai pas aimé l’Occupation. 
  • Darius Rochebin : Bien sûr ! Mais cette culture de la résistance ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je la ressentais à travers ma mère, à travers ma famille. Nous n’étions évidemment pas du côté de ceux qui occupaient notre école. 
  • Darius Rochebin : Vous étiez très fier de vous au début : du vrai mérite républicain. On retrouve la sévérité de votre mère. Vous vous comportez mal, elle vous punit, elle donne même votre plumier au jeune immigrant, pour vous faire la leçon. 

    Jean-Pierre Chevènement : Un petit italien, Martignani, qui gardera ce plumier toute sa vie et moi j’en serai privé jusqu’à mon entrée en 6ème. 
  • Darius Rochebin : Il y a une joie républicaine, Jean-Pierre Chevènement, il y a une scène extraordinaire, en 86 je crois, dernier conseil des ministres avant la défaite, mais en même temps dans la bonne humeur. Et là, vous chantez. Vous vous rappelez ce moment ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Oui, je chante le cinquième couplet de la Marseillaise, qui est le couplet pacifique (chant : « Épargnons ces tristes victimes, A regret, s’armant contre nous ! (Bis) ») 
  • Darius Rochebin : C’est extraordinaire. Et ça c’est le Chevènement d’aujourd’hui. Ce temps-là, cette République un peu idéale, est-ce qu’elle va exister encore ? 

    Jean-Pierre Chevènement : La République est un idéal, c’est une déontologie… Mais ce n’est pas seulement un idéal, c’est une pratique, c’est une expérience. On n’arrivera jamais à aller jusqu’au bout, on peut toujours parler d’un « défaut de République ». Mais la République, c’est une exigence de la rendre plus réelle. 
  • Darius Rochebin : Est-ce que vous êtes réactionnaire ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Réactionnaire ? Je réagis contre tout ce que je trouve injuste. 
  • Darius Rochebin : Le mot, vous ne le réfutez pas tout à fait ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Je réagis, oui. 
  • Darius Rochebin : Vous citez dans votre livre les réactionnaires de l’époque : les réactionnaires maurrassiens. Il y a quelque chose de ça en-vous aujourd’hui ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Non, pas du tout, j’en ai fait la critique, dans un mémoire que j’ai fait très jeune à l’Institut d’études politiques. Je ne me sens pas du tout maurrassien. Je suis au contraire partisan d’une philosophie plus souple, plus évolutive, moins positiviste que l’était Maurras qui était un élève d’Auguste Comte et qui avait des idées toutes faites sur les 40 rois qui ont fait la France : il fallait rétablir la royauté pour refaire la France. C’était une idée débile. 
  • Darius Rochebin : Et en même temps, l’autorité. Il y a ces images dans votre livre, comme avec Vladimir Poutine qui vous décore de l’Ordre de l’Amitié, n’est-ce pas ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Oui, l’Ordre de l’Amitié. 
  • Darius Rochebin : Cet attachement à l’autorité qui est tellement contesté dans la France d’aujourd’hui. 

    Jean-Pierre Chevènement : L’autorité n’a pas besoin de s’exprimer avec violence. Il faut surtout une parole précise, mesurée. Il faut une grande capacité d’anticipation, pour savoir où on va, car on ne peut pas avoir d’autorité quand on ne sait pas où on va. Et il faut faire partager cela aux autres, mais on ne fait pas partager avec de grandes envolées, plutôt le laconisme, plutôt la brièveté. 
  • Darius Rochebin : Jean-Pierre Chevènement, Qui veut risquer sa vie la sauvera, ce sont vos mémoires. Vous savez sans doute que l’expérience humaine qui frappera le plus c’est quand même ce coma dont vous êtes revenu. Ce n’est pas courant. Vous étiez déjà presque mort une fois, quand vous mourrez pour de bon, le plus tard possible, comment ça sera ? 

    Jean-Pierre Chevènement : Pendant 55 minutes mon cœur a cessé de battre et si je n’avais pas été ministre de l’Intérieur, les médecins militaires ne seraient pas descendus de tous les étages de l’hôpital du Val-de-Grâce pour me ranimer manu militari, puisque les électrochocs ne suffisaient pas. Et pourtant j’en ai reçu 13. Il fallait bien y arriver et ils y sont arrivés pour ne pas avoir un ministre de l’Intérieur sur les bras, ça n’aurait pas fait sérieux. Et je rends hommage à ces personnels médicaux, ces aides-soignants. Ils ont été formidables. En particulier au réanimateur, le Docteur Brinquin et son équipe, qui sont des gens tout à fait exceptionnels. 
  • Darius Rochebin : Et qui sont au front, en ce moment avec le coronavirus. Merci beaucoup Jean-Pierre Chevènement, Qui veut risquer sa vie la sauvera. Et longue vie à vous, après ces aventures.