Tribune – La nouvelle novlangue managériale

Tribune parue dans La Croix du 7 juillet 2016.

par Franck Dedieu

 

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TRIBUNE – Franck Dedieu, délégué général de République Moderne, porte ici un regard critique sur le drôle de dialecte de plus en plus prisé dans le monde de l’entreprise. Il consiste à plaquer des mots enjoués sur des plans de restructuration.

Tous les salariés des grands groupes connaissent maintenant la fameuse novlangue managériale forgée dans les années 1990. Ou du moins la reconnaissent : elle se présente souvent sous format power-point, se décline en « slides » constellés de schémas abscons et de mots abstraits mais tournés vers des objectifs très concrets de performance entrepreneuriale, de gain financier et même de prouesse personnelle. Dans ce dictionnaire managérial, figurent pêle-mêle des mots ou expressions comme « conduite bénéfique du changement », « satisfaction des stakeholders » ou des « parties prenantes », « respect de la gouvernance » ou « du gouvernement d’entreprise ».

Une terminologie positive cynique

Mais, ce dialecte managérial vient récemment de franchir une nouvelle étape vers une nouvelle novlangue pour ainsi dire. Encore plus effrayante au vu de son champ d’application : les plans de restructuration. Avec un cynisme sans limites, les dirigeants de grands groupes et leurs épigones des ressources humaines s’ingénient à habiller d’une terminologie positive, presque enjouée, leur programme de réduction d’effectifs. Les exemples abondent : dernièrement en juin, le plan « Transformation 2020 » du groupe aéronautique Latécoère prévoit une réduction de 10 % des effectifs en France. En dépit de son intitulé, le « Business Developpement Plan 2014-2016 » de BNP Paribas s’accommode de plan de départs. Le « Stratégie 2020 » de Sanofi sonne pas mal aussi, il fait de l’équipe dirigeante des visionnaires attachés au long terme et à la pérennité de leur multinationale mais le dit plan comporte un austère volet social. Le programme « Drive the change » de Renault suggère aussi la prise en main par les équipes de leur destin à condition d’admettre les réductions de coût, pierre angulaire du dispositif. Sans parler du plan « Valens » conçu par Vallourec, une référence latine au mot « robuste », une contraction – voulue ? – des mots « valeur » et « ensemble » mais avec des réductions d’effectif à la clé. Toute l’astuce consiste à trouver les bons mots pour sonner, au service du groupe, la mobilisation de tous par la « démobilisation » de certains ou la restriction des moyens. Très fort !

Des mots édulcorants plaqués sur des sinistres réalités

Avec ce nouveau cap franchi dans l’horreur sémantique, le monde de l’entreprise passe en quelque sorte d’Orwell à Huxley, du vide des clichés langagiers au vice du meilleur des mondes. Attention, dénoncer ces « abus de langage » au sens littéral du terme ne revient pas à invalider par principe ces plans de restructuration. Si les pertes s’accumulent, si le carnet de commandes se vide, une entreprise doit pouvoir tailler dans les effectifs sous peine de mettre définitivement la clé sous la porte. Mais, alors, autant le dire tout de go, sans faux-semblants, sans se perdre dans un récit de bisounours. Ainsi, en mode Churchill, un tel plan donnerait « sang et larmes 2028 ». Ou, plus littéraire, en hommage à Georges Perec, un programme de coupe claire pourrait s’appeler « La disparition 2024 »…

Mais, non au lieu de cela, les managers préfèrent plaquer sur des sinistres réalités des mots édulcorants. Personne ne mord à l’hameçon – et surtout pas les syndicats – mais les consultants et les DRH persistent. Résultat contre-productif : même les mots de Oui-oui au pays de l’Ebitda font désormais peur aux salariés. Ainsi, quand Lakshmi Mittal indique « regarder comment optimiser l’aval » au moment de céder deux filiales françaises (WireSolutions et Solustil), tout le monde s’affole. Le sociologue Vincent de Gaulejac oppose d’ailleurs très justement « l’imaginaire leurrant » à « l’imaginaire moteur ». Parier sur le premier annihile le second. Alors pourquoi les managers persistent dans cette langue à la guimauve et semblent même tous les jours progresser dans son maniement ?

Des managers indifférents

À rejeter, la théorie du grand marionnettiste appointé par le CAC 40, tireur expérimenté de ficelles au sommet de sa tour à la Défense, dans le but de « fabriquer du consentement » selon les termes d’Edward Berneys, le neveu de Freud.

À méditer en revanche, la thèse plus triviale de… l’indifférence des managers à l’égard des hommes et de femmes de l’entreprise. Les « Drive the change », « Transformation 2020 » et autres plans de restructuration aux titres sympathiques ne s’adressent tout simplement pas aux salariés mais aux investisseurs. Ils sont destinés à finir sur papier glacé à l’intérieur des « rapports annuels » publiés quelques jours avant l’incontournable Assemblée générale des actionnaires. Ceux-là d’ailleurs cocheront aussitôt les bonnes cases de rentabilité, selon des objectifs de court terme définis sur Power Point. Par la magie de la spéculation, la nouvelle novlangue et ses mots remplis de vide se convertiront en gain virtuel. Au fond, les managers ne se soucient plus du réel.

Franck Dedieu

2 commentaires

  1. CHRISTIAN GAUTHEROT le 12 juillet 2016 à 11h27

    Bonjour,
    Pour quelqu’un qui est journaliste, économiste et qui fait de la politique .. s’offusquer des langages de spécialités qui enfument le monde c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité !

    Non Monsieur, on attends plus et mieux de république moderne.

    Cordialement



  2. Saldinari le 12 juillet 2016 à 20h52

    Vous dites  » Si les pertes s’accumulent, si le carnet de commandes se vide, une entreprises doit pouvoir tailler dans les effectifs sous peine de mettre la clé sous la porte. »
    Sans faire appel à la novlangue ce genre d’assertion à la même efficacité que celle que vous reprochez à leur utilisateurs. D’abord une entreprise ne met pas la clé sous la porte, elle n’a pas de personnalité morale, seule la structure juridique qui la coiffe ou qui la porte peut le faire
    La situation que vous décrivez évoque un Etat de cessation de paiement, qui juridiquement et comptablement peut -être datée et dont la forclusion pourrait pénalement punir le responsable de la structure juridique.
    En dehors de ce cas extème, faire croire qu’un pb pouvant affecter l’entreprise dans son existence doit nécessairement se traduire par la  » taille dans les effectifs » (pourquoi ne pas tailler dans les machines ou autres biens immobiliers ou mobiliers?) n’est qu’une question de facilité et de mépris pour les untermeschenn, comme on dit outre Rhin? Pourquoi, les apporteurs de capitaux ne mettraient pasla main à la poche?
    Bien sûr dans ce genre de situation le probleme doit être envisagé en fonction de sa gravité et de son urgence.
    Une entreprise par définition n’est pas pérenne, elle nait, elle se développe, elle meurt.
    A bien y réfléchir, l’entreprise n’est qu’une superposition de coûts, dont par convention les «  »effectifs  » ( à noter que les salaires sont des coûts et le capital amené par le(s) propriétaires, non pas de l’entreprise mais de la structure juridique qui la représente, lui est une ressource- ressource qui a un coût elle aussi !) la recherche effrénée du cost killers conduit bien souvent à mettre la clé sous la porte. Quand cette recherche est justifiée par le management sans mettre la pérennité de l’entreprise en question, c’est qu’il s’agit pour les actionnaires de recevoir plus d’argent pour pouvoir en gagner encore plus en spéculant sur les marchés financiers.