Le cahier de la Rencontre N°1 « De la souveraineté nationale à l’Europe européenne »

DE LA SOUVERAINETÉ NATIONALE À L’EUROPE EUROPÉENE

Rencontre République Moderne du 16 décembre 2015

 

Débat en présence de :

Arnaud Montebourg, ancien ministre
Marie-France Garaud, ancienne conseillère du Président Pompidou
Gérard Bapt, Jean-Pierre Blazy, Jean-Michel Villaumé, députés PS, Christian Hutin, député MRC
Pierre-Yves Collombat, sénateur (RDSE)
Jean-Pierre Brard, ancien député-maire de Montreuil (PCF)
François Morvan, responsable national de DLF
Marielle Boullier-Gallo, ancienne députée européenne


Marie-Françoise Bechtel

Je suis heureuse de vous accueillir à cette première rencontre du club République Moderne dont l’objet est un dialogue qui ne soit pas « borné » (au sens propre du terme), par lequel nous souhaitons aboutir à quelque chose, ce qui suppose de définir des bases communes.

C’est dans l’idée de définir ces briques de base communes que nous avons intitulé la rencontre « De la souveraineté nationale à l’Europe européenne ». Je vais tout de suite donner la parole à Jean-Pierre Chevènement, Président de République Moderne, qui sera suivi des intervenants qui nous ont fait l’amitié de répondre à notre invitation.

 

Jean-Pierre Chevènement

Mesdames et Messieurs les parlementaires

Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

Nous ne sommes pas arrivés là où nous en sommes par hasard, mais par une accumulation d’erreurs anciennes, commises par tous les gouvernements successifs, depuis au moins trois décennies, et pas seulement par celui-ci. Même s’il ne peut s’opérer en un jour, un changement de logiciel permettra seul de redresser le cap pour que la France puisse réaffirmer une vocation mondiale qui est dans sa nature-même et ainsi reconquérir la confiance populaire. Oui, il faut changer de cap ! Le grand pari sur la reconquête de la compétitivité est en passe d’être perdu. Malgré le pacte de responsabilité, le montant de nos exportations stagne désespérément depuis quatre ans à 400 milliards d’euros, trois fois moins que l’Allemagne, et la courbe du chômage ne s’inverse pas. Le pays s’aperçoit qu’il n’est pas protégé. Le transfert vers Bruxelles ou Francfort de pans entiers de la souveraineté n’a pas entraîné un surcroît d’efficacité. La monnaie unique a largement contribué à creuser le gouffre du chômage. Schengen est moribond. La politique extérieure de l’Union européenne a conduit au Moyen-Orient à l’alignement de notre politique sur celle des États-Unis. La défense européenne est un leurre. La France au Sahel est seule.

Dans l’épreuve, les Français se resserrent autour de ce qui semble tenir, c’est-à-dire la France et de la République et leurs symboles : ils identifient ainsi le lieu de la démocratie et de la responsabilité et par conséquent de l’espoir. République Moderne est un club que j’ai créé en 1983, peu après mon départ du gouvernement. Son objectif était le ressourcement républicain de la gauche. Cet impératif demeure aujourd’hui mais il concerne toutes les familles politiques. République Moderne n’est pas un parti politique. Ce n’est pas une Fondation de Recherche, à la différence de Res Publica. C’est un Club politique qui s’adresse à tous ceux qu’intéresse ce projet d’un nouveau logiciel pour la France, où qu’ils se situent, à gauche ou à droite. Nous avons besoin d’un lieu d’échanges libre, en dehors des sectarismes et des partis-pris. Je veux dire tout de suite que je ne suis pas candidat à l’élection présidentielle de 2017. République Moderne veut seulement peser sur le logiciel de la politique française, avant et après 2017, afin de redresser le cap.
République Moderne organisera d’ici juillet 2016 quatre « Rencontres » :

  • La première, générale, a aujourd’hui pour intitulé « De la souveraineté populaire (ou nationale) à la construction d’une Europe européenne ».
  • La deuxième s’intitulera « Nation, République ».
  • La troisième pourrait porter sur les questions économiques et monétaires et sur l’intégration sociale.
  • La quatrième portera sur la politique étrangère et de défense.

A la rentrée nous pourrions organiser une quatrième rencontre sur le thème « Transmettre » qui concernera particulièrement l’École.

Pourquoi avoir intitulé la première Rencontre « De la souveraineté populaire (ou nationale) à la construction d’une Europe européenne ? » Il apparaît que les erreurs qui nous ont conduits là où nous en sommes sont anciennes. Elles ont une matrice commune : l’abandon du cadre national comme cadre privilégié de souveraineté, de responsabilité, de démocratie et de citoyenneté au profit d’instances opaques irresponsables et peu opératoires. En l’absence d’un « demos » et d’un sentiment d’appartenance qui peut seul justifier l’acceptation par la minorité, de la loi de la majorité, il n’y a pas de démocratie qui vaille et donc pas d’efficacité. Citons :

  • L’arrimage du franc au mark, en mars 1983, dans le cadre du système monétaire européen créé en 1979, et véritable matrice de la monnaie unique ;
  • Le grand acte de dérégulation qu’a été l’ «Acte Unique » négocié en 1985 et ratifié en 1987 par la gauche et par la droite, et qui a conduit, notamment, à la libération des mouvements de capitaux le 1er janvier 1990, y compris vis-à-vis des pays tiers, en l’absence de toute harmonisation préalable de la fiscalisation et de l’épargne ;
  • L’abandon corrélatif de l’État stratège, l’autorité de la concurrence européenne absorbant les politiques industrielles ;
  • Les accords de Schengen de 1985 reportant nos frontières extérieures à des pays périphériques, mal outillés pour contrôler en temps de crise leurs frontières, c’est-à-dire hors d’un contrôle réellement opératoire ;
  • La démission des pays européens en matière de défense amorcée avec la guerre du Golfe, en 1990-1991, et consacrée par le traité de Lisbonne de 2008 qui confie à l’OTAN l’élaboration et la mise en œuvre des politiques de défense des 22 pays membres de l’Alliance. Cette démission vient sanctionner l’incapacité des pays européens à s’affranchir de cette alliance militaire intégrée au lendemain de la guerre froide et plus généralement de l’orbite américaine (Irak, 1991 – Bosnie, 1995 – Kosovo, 1999 – Libye, 2011, etc.). La France, quant à elle, retourne à l’organisation militaire intégrée de l’OTAN en 2008.

Cet alignement se répercute sur la politique extérieure qui brille par son absence, notamment vis-à-vis du monde arabo-musulman. L’Europe, à la remorque des États-Unis, fait passer le soutien à la monarchie wahhabite avant toute autre priorité. Sur un plan plus général, il ne suffit pas de déléguer des compétences à la Commission qui les exerce à travers une comitologie opaque hors de tout contrôle démocratique, ou à une Banque Centrale européenne indépendante qui ne dispose – et encore – que du seul levier monétaire, ou encore au Système de Schengen insuffisamment doté, mal coordonné et faisant reposer la responsabilité sur des pays périphériques incapables de l’exercer.

De même, en matière de lutte contre le terrorisme, ne suffit-il pas de faire appel à la solidarité européenne pour qu’elle se manifeste : on l’a vu après les attentats du 13 novembre 2015. En tous domaines, se pose le problème de la responsabilité : qui fixe les objectifs à atteindre et les délais ? Qui réunit les moyens à la hauteur ? Devant qui les responsables doivent-ils rendre compte ? Or, il apparaît que les défis sont tels – en matière migratoire notamment – que les instances européennes – je pense à la Conférence de Malte – sont incapables d’en prendre la mesure. La Commission dit le Droit mais ne fait pas d’administration : elle laisse ce soin aux États qui ne sont pas motivés pour exécuter des directives dont l’esprit leur échappe souvent. La responsabilité se dissout dans l’opacité des instances bruxelloises. Elle ne peut, en fait, être prise que par des États où s’exerce le contrôle du Parlement et celui de l’opinion publique.
L’efficacité va avec la démocratie et celle-ci est indissociable de la souveraineté nationale. Comme disait de Gaulle, la démocratie et la souveraineté nationale sont « comme l’avers et l’envers d’une même médaille ». Bien sûr, on peut imaginer des délégations de compétences, mais à condition qu’elles soient strictement contrôlées par les Parlements nationaux. Pour qu’il y ait un contrôle, il faut qu’il y ait un « démos », bref un ensemble de citoyens formant corps et à ce titre, capables de susciter une véritable « représentation politique ». C’est pourquoi il ne peut y avoir de politiques communes sans l’aval explicite des gouvernements et des Parlements. Je n’ai pas voulu distinguer souveraineté populaire et souveraineté nationale. Cette distinction avait un sens à l’époque du suffrage censitaire. Elle n’en a plus aujourd’hui avec le suffrage universel. Je n’ai pas voulu non plus entrer dans la discussion sur le fait de savoir si la souveraineté aujourd’hui n’était pas devenue « complexe », avec la multiplication des délégations de souveraineté, les tribunaux internationaux, le contrôle de constitutionnalité des lois, la prolifération des « instances administratives indépendantes ». Tout cela est vrai dans les faits mais ne porte nullement atteinte, selon moi, à la théorie de la souveraineté qui appartient au peuple et à personne d’autre. Si le peuple le décide, tous ces systèmes de délégation peuvent être réformés ou même révoqués. Car en dernier ressort, c’est le Peuple qui décide de la manière dont sa souveraineté doit s’exercer.
Or, nous sommes dans une de ces périodes charnières où il est licite et même souhaitable de tout passer au crible du doute méthodique et donc de remettre en cause ce qui mérite de l’être. Trop de décisions relèvent aujourd’hui de la comitologie de Bruxelles, et même de l’ingérence extérieure, en l’occurrence américaine :

  • Ainsi la prorogation des sanctions contre la Russie fait litière du fait que c’est la partie ukrainienne qui n’applique pas le volet politique des accords de Minsk. Mais c’est la Russie qu’on sanctionne, et l’Europe par la même occasion : qui sait que nos exportations vis-à-vis de la Russie sont passées de 9 milliards en 2012 à 4,5 milliards l’an dernier ! Est-ce là une politique de compétitivité ? Et je ne parle pas de notre politique étrangère qui, sans la Russie, manque d’un partenaire essentiel pour l’affirmation de son indépendance. Peut-on parler d’Europe européenne si on met la Russie de côté ? Le XXIe siècle serait alors dominé par la bipolarité États-Unis/Chine ;
  • Ainsi notre absence de politique claire et cohérente vis-à-vis du monde arabo-musulman et cela depuis bientôt trois décennies ;
  • Ainsi notre incapacité à réformer le système monétaire européen, pour résorber le chômage de masse qui touche d’abord la jeunesse, notamment dans les pays de l’Europe du sud.

Il n’est pas jusqu’à des décisions de justice des Cours européennes – CEDH ou CJUE – qui ne devraient être purement et simplement « retoquées », quand elles portent atteinte aux prérogatives régaliennes des États : ainsi l’arrêt de la CJUE Hassen El Dridi du 28/11/2011 interdisant la pénalisation (et donc la mise en prison) des personnes en séjour irrégulier.

La Grande Bretagne propose que le Parlement – en l’occurrence la Chambre des Communes – puisse s’opposer à une directive européenne portant gravement atteinte à un intérêt national vital. Ce système d’empêchement est à explorer mais il ne va pas, selon moi, au fond des choses : il faut rompre avec le monopole de la proposition accordée à la Commission et autoriser les États à proposer eux-mêmes des politiques de nature à répondre aux défis actuels et futurs. Ainsi la France pourrait-elle faire une proposition cohérente sur le Sahel et sur l’aide à lui apporter pour des initiatives de co-développement ambitieuses en matière d’éducation, d’énergie, d’eau, d’agriculture, de santé et pour aider à la constitution de forces régaliennes dignes de ce nom dans les États concernés.
Libérer l’initiative nationale en rompant avec la comitologie permettrait de réorienter l’Europe pour la mettre à la hauteur des défis qui sont devant elle, bref, de construire « l’Europe européenne ». Je reprends cette expression du général de Gaulle : elle indique en effet l’objectif légitime de la construction européenne. L’Europe est-elle autre chose aujourd’hui que la banlieue de l’Empire américain ? Certes les États-Unis sont nos alliés, mais doivent-ils nous imposer des politiques contraires à nos intérêts ? Dans le monde arabo-musulman par exemple, ou dans nos rapports avec la Russie ? Il est temps que l’Europe se définisse par elle-même et pour elle-même. Au XXIe siècle, l’Europe risque d’être marginalisée dans un monde qui sera de plus en plus dominé par les États-Unis et par la Chine.
Une prise de conscience est nécessaire dans tous les pays d’Europe, et particulièrement dans le nôtre qui a joué un rôle moteur dans la promotion de l’idée européenne. Il est normal que certains pays, par leur taille, leur implication dans les affaires internationales ou simplement de par leur Histoire, soient plus moteurs que d’autres. L’Europe européenne sera par la nature des choses une Europe « à la carte ». Un petit nombre de pays peuvent décider de mettre en œuvre une politique que d’autres pays, ensuite, rejoindront s’ils le décident. Nous discernons clairement les défis intérieurs : un chômage trop élevé, une immigration mal intégrée, et les défis extérieurs : au Sud, le défi migratoire, la menace terroriste, à l’Est, la nécessité d’établir un partenariat stratégique avec la Russie, ou tout simplement les défis mondiaux (l’autonomie de l’Europe en matière de technologies avancées notamment). Ou bien nous contentons-nous d’entretenir avec la puissance dominante des liens d’allégeance selon la démonstration qu’en a brillamment faite Alain Supiot dans « La gouvernance par les nombres »[1] ?
Je ne propose pas d’effacer les institutions européennes mais de les réformer :

  • Outiller le Conseil européen (et le Conseil des ministres) pour qu’ils puissent jouer pleinement leur rôle d’impulsion ;
  • Ramener la Commission à un rôle administratif de préparation et d’exécution des décisions du Conseil ;
  • Réformer les statuts de la BCE pour que la croissance figure au rang de ses objectifs ;
  • Revoir la composition du Parlement européen, lieu d’une démocratie hors sol, pour l’ouvrir sur les représentations nationales ;
  • Limiter les attributions des Cours de justice européenne afin de préserver les prérogatives régaliennes des États.

Ces réorientations ne peuvent être que le fait d’un gouvernement républicain énergique, d’un véritable gouvernement de salut public. Les Français demandent légitimement à être défendus et protégés. Il faut répondre à ces aspirations en ne reculant pas devant les remises en cause, bref en changeant de logiciel, en abandonnant le logiciel européiste pour revenir à un modèle républicain. C’est seulement ainsi qu’on videra le Front National de sa substance. Il faut distinguer entre ses électeurs dont les préoccupations peuvent être légitimes et l’essence de ce parti qui interdit de le considérer comme un parti républicain comme les autres. Il nous entraînerait en effet dans un engrenage de violences et de ressentiments qui répond parfaitement à l’objectif des terroristes du soi-disant État islamique. Qui ne voit enfin qu’au sein du FN, se tapit un noyau « suprématiste » qui certes s’exprime peu, mais n’en pense pas moins. Deux bonnes raisons pour le maintenir dans un sas de décontamination et pour lui interdire l’accès au pouvoir grâce à la formation d’un gouvernement de salut public que je veux distinguer clairement d’un gouvernement d’union nationale.

En effet, celui-ci est de forme, un gouvernement de concentration, comme on disait jadis. Il ne ferait que retarder l’échéance en maintenant le cap de politiques néfastes. Au contraire, un gouvernement de salut public touche au fond. Il implique un changement de logiciel. Lui seul pourra dégager la route et sauver la France et la République.
Il est certes plus facile de sortir de l’Histoire que de la continuer, comme nous y incite Hubert Védrine[2]. L’Histoire n’est pas un choix et la résignation du jour a toujours contribué à nourrir les drames du lendemain. La France, si bas qu’elle soit tombée, ne pourrait-elle pas susciter une autre Europe que celle dont nous subissons aujourd’hui les effets ? Je crois que c’est possible, non pas tout de suite, mais avec de la volonté, avec de l’esprit de suite, avec un cap. Je cède la parole à Marie-Françoise Bechtel qui va présenter nos intervenants et ouvrir le débat avec tous les participants que je remercie d’être venus très nombreux.

 

marie-françoise bechtel

Merci beaucoup Jean-Pierre.

Sans anticiper sur la brève conclusion que je ferai à l’issue des interventions, je voudrais souligner que ce qui nous réunit autour de vous – nous sommes nombreux à vous suivre depuis longtemps – est l’idée d’une action politique fondée sur un cadre conceptuel exigeant. Exigeant parce qu’il creuse loin dans les racines de l’histoire et parce qu’il ne s’épargne aucune analyse, si désagréable puisse-t-elle être, pour les objectifs du temps présent. Le référent de ce cadre – vous l’avez montré depuis plus de trente ans – est l’action politique. C’est l’index de la réflexion à laquelle vous nous invitez et la raison pour laquelle nous sommes réunis ici : un dialogue fourni qui ait pour référent l’action politique qui nous permettra demain de rebâtir le pays, peut-être de rebâtir l’Europe si ce n’est point trop ambitieux.

Parmi les intervenants que nous allons maintenant entendre, d’aucuns, en vertu de leurs qualités propres – elles sont toutes éminentes – et quelquefois même de leur « métier », privilégieront l’analyse, le socle, d’autres privilégieront l’index qu’est l’action politique. D’autres, peut-être, les associeront. Alain Supiot, professeur au Collège de France, est l’auteur de tant de publications, dans tant de domaines différents – dont un certain nombre tournent autour du droit du travail – qu’on renonce à piocher dans quelques ouvrages pour mieux le présenter.

 

Alain Supiot

 

-L’intervention d’Alain Supiot n’a pas donné lieu à transcription-

 

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment.

On brûlerait de relever certains moments particulièrement forts de votre intervention, notamment la culpabilisation qui marche avec la dépossession de la souveraineté. Vous avez donné l’exemple grec. Il est très important de voir quel est le ressort psychologique de la manière de mener certaines politiques.

J’ai été très frappée aussi par votre critique du « vivre ensemble » bêlant, pour ne pas dire ruminant. C’est en effet un discours qui tourne en boucle et devient, en tout cas pour la parlementaire que je suis, certainement insupportable.

Vous avez aussi fait référence à « l’intégration négative », une idée allemande, et à la suprématie des cours européennes que nous vivons tous comme un véritable déni de souveraineté – je parle de la souveraineté déléguée par le peuple aux parlements – que ce soit par le haut ou par le bas. Par le bas, je veux dire que les directives qui viennent irriguer la vie parlementaire empêchent celle-ci de donner à la loi une certaine primauté. L’intervention des juridictions, qu’il s’agisse des juridictions européennes ou du Conseil constitutionnel, dépossède également le pouvoir parlementaire par le haut, ce qui n’est pas sans lien avec la question démocratique.

Je vais tout de suite donner la parole à Stéphane Rozès qui désire être présenté comme consultant, ancien sondeur.

 

Stéphane Rozès

Les politiques européennes sont contraires au génie européen fondé sur les souverainetés populaires.

Je voudrais partager avec vous un certain nombre de convictions issues de travaux professionnels empiriques sur ce qui fait les représentations et les conduites des groupes sociaux et des pays, en partant de la France puis en nous confrontant à la singularité des autres peuples. Je voudrais articuler, comme l’a proposé Jean-Pierre Chevènement, l’imbrication entre la dépression française et le déclin européen. Pourquoi l’Europe est-elle en déclin depuis deux décennies ? Pourquoi le nationalisme et le repli sur soi prospèrent-ils ces dernières années, alors même que nous sommes dans des processus d’homogénéisation économique au travers de politiques uniques et de règles juridiques communes ?

Je dirais les choses en une formule : les gouvernances et les politiques européennes ne sont pas adaptées au génie européen. Celui-ci vise à faire de sa diversité culturelle du commun. Bruxelles prétend au contraire fusionner les peuples divers culturellement à partir de politiques uniques. Le génie européen a été de construire durant des siècles des façons d’être et de faire, d’assembler et de projeter de peuples culturellement divers, dans l’espace contraint de Mare nostrum puis de l’ensemble de l’Europe de sorte de ne pas sans cesse guerroyer. Le génie européen, c’est de faire du commun à partir du divers. « Chaque nation a une âme » disait François Hollande au Bourget. Un Imaginaire amenant à se constituer des façons de penser, de croire, de travailler, de créer, d’innover, singulières, issues de leur façon de s’assembler dont la souveraineté est la condition. Ce sont des processus d’appropriation du réel. Chacun de ces peuples a dû se constituer en friction avec les autres. C’est cette nécessaire friction qui a fait que l’Europe a été à la source de la pensée occidentale. L’imaginaire occidental est un imaginaire d’écart au réel qui a produit le passage du polythéisme au monothéisme puis la Renaissance, l’idée que l’homme est maître de son destin, maître de la nature, et la suite de ces processus où chacun regarde la différence de l’autre en essayant d’améliorer ce qu’il est en pensant l’autre, la différence de l’esprit et du corps, le marché, la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange… Ce sont ces processus cognitifs qui signent un génie européen qui va ensuite se répandre dans le monde.

À partir de la Seconde guerre mondiale, pour éviter que ne se reproduisent ses horreurs, a été pensée – par des Français et un Italien – l’idée que l’Europe pourrait se constituer comme une entité qui peu à peu existerait dans le monde. Le contexte des failles de l’après-guerre a permis à une France universaliste de tendre la main à une Allemagne divisée, ne pouvant se penser victime car étant bourreau, pour la ramener dans la communauté internationale. Mais cet abri, qui a permis de créer cette idée européenne tout à fait étonnante de constituer des institutions européennes, était permise car enserrée dans un certain nombre de périls permettant à l’Europe d’exister entre la pression américaine et face à l’Est en articulant dans un même cercle vertueux : préservation de la paix, lutte contre le totalitarisme, prospérité économique et cohésion sociale.

Il y avait de facto un dépassement implicite dans cette Europe dont le fondement était la prospérité pour le plus grand nombre contre la paix sociale pour garantir la démocratie. Mais avec la chute du Mur, le capitalisme financier, le libre-échange et la libre concurrence, s’est enclenchée une idée tout à fait étonnante, contraire au génie européen qui prévalait depuis des siècles. Cette idée, mêlant les imaginaires français et allemand, proposait de fusionner des peuples différents, culturellement, par l’économie et le droit. L’imaginaire français, c’est l’idée de Descartes selon laquelle l’esprit est séparé du corps et le dirige, ce qui construit l’universalisme et l’idée que c’est le haut qui ferait le bas, par le politique. L’imaginaire allemand, c’est l’idée que le peuple s’éprouve, civilise ses passions en relevant sans cesse des épreuves communes. Il en découle l’ordo-libéralisme et la prévalence de la règle qui doit être une épreuve par laquelle le peuple se grandit. Le philologue allemand Heinz Wismann a rappelé à Mario Draghi qu’en allemand le même mot « Schuld » désigne la « culpabilité » et la « dette ». Après la fin du nazisme, cet imaginaire s’est focalisé sur le droit et l’économie.

À partir de la chute du Mur de Berlin, quand s’efface ce dépassement des singularités européennes au travers de la recherche de la paix et de la prospérité, a fortiori quand le nouveau cours du capitalisme financier empêche les individus de se projeter dans un avenir commun meilleur, perdure seule l’idée qu’il serait possible de fusionner des peuples culturellement divers par des politiques uniques au plan économique, des règles juridiques et par des gouvernances qui devraient fusionner des peuples différents. Cela est naïf, dangereux et contraire au génie européen. Ainsi, les statistiques sont une façon pour les peuples de s’approprier le réel au travers de chiffres. En France, c’est l’imaginaire national qui construit le rapport au chiffre par l’État. La loi dit que c’est l’INSEE, c’est-à-dire l’État, son appareil statistique, qui dit le réel. En Allemagne, c’est un mouvement immanent du bas vers le haut qui fait le chiffre. En Grèce, le chiffre est le début de la discussion, comme autrefois entre cités grecques. L’idée baroque et dangereuse qu’il est possible de transformer des Grecs en Allemands et l’idée d’Angela Merkel selon laquelle il faudrait entre-temps transformer les Allemands en Suisses, alors que l’imaginaire allemand est sans cesse à la recherche de nouveaux défis, quand en plus on ouvre grandes les portes aux réfugiés, ces vices de forme culturels et cognitifs mettent les peuples, nonobstant leur situation économique, dans une situation où ils devraient choisir entre leurs façons d’être, leurs façons de faire, leur imaginaire, leur identité, même si le terme est piégé – et la prospérité ou la survie économique. Ce n’est évidemment pas possible. On ne peut pas demander à des peuples de faire un tel choix. S’ils devaient faire un choix, ils choisiraient ce qu’ils sont mais sous contrainte, ce qui génère nationalismes et populismes.

Ainsi, quand, à propos de la crise ukrainienne, Angela Merkel dit à Obama que Poutine est irrationnel, elle entend que Poutine devait céder à des pressions économiques or il ne l’a pas fait. Il y a là une naïveté qui consiste à penser que c’est l’économie qui fait les sociétés alors que ce sont les sociétés qui font l’économie. Ainsi, l’économie allemande est la plus compétitive parce qu’il y a une cohérence entre son imaginaire, sa façon de se gouverner et réformer et ses politiques économiques monétaires et budgétaires, qu’elle a su faire prévaloir en Europe. Chez eux dorénavant, la règle économique civilise les passions allemandes. Car tel est le problème allemand, les passions ne peuvent pas être civilisées par le politique mais par la règle économique et juridique contraire au génie européen.

Le problème de l’imaginaire français est au contraire ce qui fait qu’on s’assemble entre Français dans notre diversité, d’où la prévalence du politique. Nous avons été à deux doigts du « Grexit » que François Hollande a réussi à éviter seulement en jouant sur la culpabilité allemande auprès d’Angela Merkel, une Allemande de l’Est qui sait ce qu’est l’oppression d’un autre pays (l’URSS) et le léger mépris des Allemands de l’Ouest à l’égard des Allemands de l’Est. La chancelière pouvait ressentir que si la Grèce quittait l’Euro, ce serait vécu comme si elle quittait l’Europe, chassée par l’Allemagne. La culpabilité de 1945 était plus forte que celle de la dette. Il faut comprendre l’engrenage terrible dans lequel nous nous trouvons actuellement : d’un côté des règles économiques uniques, de l’autre la nécessité pour les peuples européens, y compris la Grèce de Tsipras, d’être intégrés dans un ensemble européen, nonobstant les effets économiques des politiques bruxelloises qui sont menées mettant la souveraineté des peuples sous l’épée de Damoclès des marchés financiers. On ne peut pas penser le déclin de l’Europe et la montée des nationalismes sans tenir ensemble les dimensions culturelle, économique et politique. Il faut les comprendre et penser ensemble, ce que peine à faire ce que sont devenues les élites européennes. La souveraineté, comme Monsieur Jourdain, tient ensemble cela.

 

J’ai vu dans la proposition de François Hollande de faire prévaloir le pacte de sécurité sur le pacte de stabilité comme une promesse. Si on a quelque chose à protéger, c’est qu’on est peut-être quelque chose de singulier… Le vrai sujet est donc : Qu’est-ce que l’Europe dans le monde tel qu’il est ? Et donc, où va-t-on à partir de ce que l’on est ? C’est parce que les décisions sont souvent prises selon l’idée vulgaire, marxiste ou libérale, que l’économie ferait la société, qu’on a pu penser qu’on construirait l’Europe nonobstant la question des frontières et de sa singularité dans le monde. De sorte que l’Europe, par les politiques de libre-échange et de libre-concurrence, ne joue pas ses atouts mais les dissout au contraire. La « renaissance » européenne ne peut passer que par une inversion du cours des choses. Chaque peuple a le droit de défendre son modèle, cela fait sa compétitivité et c’est l’assemblage des modèles et des efficiences économiques de chaque peuple qui bâtit des projets communs et fera la renaissance européenne. Sinon c’est le déclin et la montée des nationalismes de peuples qui, pour défendre leur souveraineté, le font non dans une projection commune mais dans un refus de l’autre et la constitution d’un ennemi extérieur puis intérieur.

Nous Français sommes dépressifs et les plus pessimistes car nous sommes les plus dépendants d’un surmoi européen. Notre dépression vient de la contradiction fondamentale entre l’imaginaire français, qui est projectif dans l’espace et le temps pour assembler et mettre en mouvement la société, et la vision qu’en ont les élites, qui est de s’adosser sur les contraintes et le péril extérieur pour faire avancer le pays. Vue par les Français, la réalité est cartésienne, c’est le haut qui fait le bas. Mais ce qui agit la France procède au contraire du bas vers le haut, c’est Spinoza. Nous sommes le pays du surmoi. La phrase de François Mitterrand : « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir. », synthétise notre imaginaire projectif et rencontre l’assentiment général. Lors du traité constitutionnel européen, ceux qui avaient voté « oui » comme ceux qui avaient voté « non » étaient d’accord sur cette Europe idéale : la France en grand. Les désaccords portaient sur la pertinence d’un élargissement qui précèderait l’approfondissement des politiques européennes et la nature des politiques bruxelloises. Sur l’idéal européen, 95 % des Français sont d’accord. Comme tous les peuples, nous projetons sur l’Europe ce que nous sommes. Il faut, quand on analyse, se départir de cette illusion française de l’universalisme. Quand François Hollande, après la tentative de « Grexit », a parlé d’une « âme française », c’est qu’il s’était suffisamment confronté à Angela Merkel pour constater que ses principes universalistes n’étaient pas partagés par les Allemands, qu’ils n’étaient pas des Français en plus disciplinés. Les Allemands étaient des Allemands.

Le sujet français c’est que, pays du surmoi, nous sommes les plus dépendants du fait que l’Europe fonctionne bien. La dépression française et la force de la montée du Front national de Marine Le Pen, qui l’amène à se séparer de son père sur la question de la République, procèdent de la contradiction entre notre aspiration à maîtriser notre destin au travers d’une projection extérieure et la façon dont Marine Le Pen instrumentalise, en donnant sa propre conception de la République et de la laïcité, l’idée que ce serait l’extérieur qui ferait nos politiques. Le sauveur Nicolas Sarkozy comme le médiateur François Hollande ont en commun, dans leurs façons d’être et de faire si différentes à l’Élysée, de donner le sentiment d’une intériorisation de contraintes extérieures contradictoires avec l’imaginaire français. La future présidentielle se fera sur qui fait le destin de la France et passera par la nécessaire articulation entre le redressement français et la renaissance européenne. Merci de votre attention.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Merci beaucoup Stéphane Rozès.

Votre conclusion nous entraîne assez loin et en même temps très près de l’actualité politique. Si la France se pense dans son surmoi comme le haut agissant sur le bas, alors que c’est le bas qui agit sur le haut, il n’est pas étonnant que des pulsions traversent tout cela et que des pulsions libérées fassent que peut-être le « ça » vient aujourd’hui à travers un certain parti sur le devant de la scène. Je vais maintenant donner la parole à deux parlementaires. Jacques Mézard est sénateur du Cantal et président du groupe RDSE au Sénat. Nous sommes très flattés de votre intervention, non moins que de la suivante qui sera celle de Pierre-Alain Muet, député du Rhône et membre du groupe SRC, éminent expert de la chose économique.

 

Jacques Mézard

 

 

Merci, Madame la présidente.

 

J’ai répondu avec plaisir à l’invitation de Jean-Pierre Chevènement avec qui j’ai passé six ans au sein du groupe RDSE du Sénat, six années pendant lesquelles nous avons bénéficié de sa vision d’homme d’État. Et ce qui est rare est cher. Ma présence peut paraître un peu singulière au milieu d’intervenants dont la production d’articles et d’ouvrages de haut niveau est tout à fait impressionnante. Je me bornerai à essayer d’être l’expression de ce que j’entends au quotidien sur le terrain. Le groupe que j’ai l’honneur de présider, le Rassemblement Démocratique et Social Européen s’inscrit dans une histoire et une tradition qui se confondent avec celle du Sénat depuis 1892 mais c’est le seul qui inclue dans son titre le mot « européen ». Ceci m’amène au sujet de notre rencontre : « De la souveraineté populaire à l’Europe européenne ».

 

Je représente le département que l’on dit le plus enclavé de France. Chaque semaine je rencontre des élus locaux, des citoyens, issus pour beaucoup de petites communes. Ces citoyens se sentent de moins en moins en phase avec les décisions qu’ils attribuent à la bureaucratie parisienne ou, pis encore, aux « bureaucrates de Bruxelles ». Cette fracture rend le dialogue très difficile. La relation du peuple français avec l’Europe est devenue un véritable drame alors que les débuts de la construction européenne, avec le traité de 1957, avaient été vécus comme une grande espérance. D’abord pour cimenter la paix, ce qu’on oublie trop souvent, ensuite pour édifier ensemble une croissance économique exemplaire. On ne peut contester l’apport européen aux vingt dernières années des « Trente glorieuses ». N’oublions pas que nous avions commencé avec le charbon et l’acier, ce qui avait un sens. Quand on voit les directives pondues par l’Europe aujourd’hui, on réalise que du chemin a été fait… mais pas toujours dans le bon sens. L’Europe à 28 n’a plus rien à voir avec l’Europe des Six. Si l’on peut comprendre la nécessité de ne pas laisser des pays européens au bord du chemin, en proie à des régimes non démocratiques, il ne faudrait pas que ce salmigondis institutionnel provoque une remise en cause de la démocratie dans nos pays de tradition démocratique. La montée des partis extrémistes, anti-européens, voire xénophobes, dans la vieille Europe ne peut pas et ne doit pas nous laisser sans réaction.

 

Que nous disent nos concitoyens ?

D’abord, qu’ils ne connaissent pas réellement cette Europe. Que connaissent les jeunes Français de cette Europe ? Le nombre de pays membres ? Rarement. La situation géographique de ces pays ? Encore moins. Le fonctionnement des institutions européennes ? Pas du tout. Faire des citoyens européens dans ces conditions est une utopie. Le fonctionnement des institutions européennes est d’une telle complexité qu’il est devenu strictement illisible pour les citoyens (il est vrai que les institutions de la République française prennent le même chemin). Ce qui est illisible n’est pas compris et, d’autant plus quand la crise est là, ce qui est incompris est rejeté. Lorsqu’en outre toutes les ambiguïtés sont cultivées par les responsables politiques, les citoyens, à juste titre, perdent les repères fondamentaux.

 

L’Europe de demain est-elle la fin des nations ?

Notre peuple ne le souhaite pas, même si certains partis et courants politiques prônent ouvertement la destruction des nations au profit de grandes régions constituant l’ensemble européen. Nos voisins espagnols sont en train de faire l’amère expérience de cette idéologie et la contagion est à nos frontières. Je suis de ceux qui croient que la nation est compatible avec l’Europe, que la coexistence des deux est positive pour les deux, à condition que la répartition des compétences soit claire, que le contrôle démocratique des citoyens puisse s’exercer réellement. Or, aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Lorsque Jean-Pierre Chevènement parle de « l’abandon du cadre national comme cadre privilégié de souveraineté, de responsabilité, de démocratie et de citoyenneté au profit d’instances opaques, irresponsables et peu opératoires », il a hélas en très grande partie raison. En très grande partie seulement parce que tout n’est pas à jeter dans ce qu’a fait l’Europe. Il est trop facile et injuste d’imputer à l’Europe tout ce qui va mal. Ce ne sont pas les institutions européennes qui ont perturbé la bonne santé économique de nos voisins allemands, bien au contraire.

 

Aux agriculteurs de mon département qui critiquent l’Europe, je demande « Votre situation personnelle serait-elle meilleure sans la Politique agricole commune ? », ce qui, en général, clôt le débat. Trop de responsables politiques cachent leurs carences personnelles dans l’action ou dans leurs programmes – souvent vides – derrière le paravent européen : « c’est la faute de l’Europe » ou « c’est l’Europe qui l’exige par ses directives ». Je viens de terminer un rapport sur la prolifération des autorités administratives indépendantes (on en crée une par an). Les 42 présidents d’autorités administratives indépendantes –dont le CSA, l’Autorité de la concurrence… – sont tous très intelligents, la plupart d’entre eux ont fait l’ENA et, souvent, sont en même temps au Conseil d’État, à la Cour des comptes… Je les ai tous auditionnés. « Monsieur le rapporteur, nous sommes une autorité indépendante parce que l’Europe l’exige », ai-je souvent entendu. Vérification faite, avec mon ami Pierre-Yves Collombat, c’est fallacieux dans la plupart des cas. C’est un paravent. Et notre haute fonction publique française se rue dans la gouvernance de ces autorités qui hélas constituent un véritable délitement de notre État républicain.

 

Le thème de la rencontre m’amène à parler de la représentation parlementaire de la France au Parlement européen. Je ne ferai pas de digression sur l’absence de programme sérieux des listes, nous en avons tous le souvenir (ou l’absence totale de souvenir). Pas d’observation sur l’absentéisme des ténors qui chantent à Paris et sont taiseux à Strasbourg et à Bruxelles. Je parlerai, en revanche, du système électoral choisi par la France et ses gouvernements successifs de droite et de gauche, à des fins purement politiciennes et au mépris total des citoyens. Si l’on veut éloigner le citoyen de l’Europe, on ne peut pas faire mieux. Les circonscriptions électorales n’ont aucun sens (la mienne va d’Orléans à Aurillac… !). On pourrait d’ailleurs dire la même chose de la fusion des grandes régions. Les candidatures résultent essentiellement de combines d’appareils, de courants, voire récompensent une fin de carrière. Résultat : quatorze mois après les élections européennes le nom des députés européens, pourtant peu nombreux, est strictement inconnu de l’immense majorité de nos concitoyens. Lors des avant-dernières élections européennes, le candidat du Parti socialiste, M. Weber, était venu faire une réunion à Aurillac. J’étais allé le saluer courtoisement puisque nous le soutenions, lui disant : « Monsieur Weber, je suppose que c’est la première et la dernière fois que nous aurons le plaisir de vous voir dans le département ». « Oui », m’avait-il répondu. Je dois dire qu’il a strictement tenu parole, on ne l’a jamais revu, on n’a jamais reçu le moindre compte-rendu, la moindre information. J’ai posé la même question au suivant. Il est resté silencieux mais on ne l’a pas vu davantage. La réforme de ce scrutin s’impose, soit par le retour à une liste nationale – que nous avions d’ailleurs fait voter majoritairement au Sénat il y a quelques années sur proposition de mon groupe – ou par la définition de circonscriptions ayant un véritable sens.

 

La préparation au Parlement de chaque conseil européen est un autre exemple du fossé entre le Parlement et l’Europe, Aucun véritable débat, des débats en séance publique bâclés au dernier moment et des commissions des affaires européennes non permanentes et souvent considérées comme mineures. Le débat sans vote devient souvent strictement formel. C’est un système insensé dans un pays démocratique. Je pourrais donner beaucoup d’autres exemples faisant apparaître la fracture de plus en plus large entre les élus nationaux, les citoyens et les institutions européennes. Souvent, malheureusement, notre propre bureaucratie en rajoute, comme en témoigne, entre autres exemples, la gestion des fonds européens au niveau régional, trop souvent l’addition des bureaucraties de Bruxelles avec celles de nos conseils régionaux. À tel point que nombre de collectivités locales, écœurées par des tentatives infructueuses, des procédures d’une complexité effroyable ou des contrôles plus que tatillons, renoncent à déposer des dossiers.

 

Avant même de procéder aux réformes de fond que propose Jean-Pierre Chevènement – qui nécessiteront d’abord en France l’avènement d’un véritable homme d’État, ce qui est d’ailleurs notre premier problème – il convient d’exiger la simplification des procédures et, chose qui ne dépend que de l’exécutif français, assurer, tant au Parlement qu’auprès de toutes les collectivités locales (on a encore des préfets, paraît-il) et de nos concitoyens une véritable information sur le fonctionnement des institutions européennes, sur les projets en cours, sur les décisions prises au niveau européen, au lieu d’obliger nos collectivités locales à accumuler les rapports sur tous les sujets, de la parité au développement durable, en passant par l’assainissement … Un rapport d’information transmis régulièrement par l’État sur les décisions européennes contribuerait au moins à un frémissement de la souveraineté populaire. Quant à la transposition des directives européennes, c’est là encore un exercice de style parlementaire qui ne peut qu’écarter encore davantage nos concitoyens de l’Europe, tant par le retard délibérément entretenu pour ces transpositions que par leur absence totale de lisibilité. Je partage l’avis de Jean-Pierre Chevènement sur la proposition « de rompre avec le monopole de la proposition accordé à la Commission et d’autoriser les États à proposer eux-mêmes des politiques de nature à répondre aux défis actuels et futurs ». Il ne faut plus contraindre mais, au contraire, libérer l’initiative nationale. Ce qui s’est passé dans le derniers mois à propos de la sécurité du transport aérien (PNR, Passenger Name Record) est symptomatique d’une inadéquation absolue des débats et votes du parlement européen avec la réalité de terrain. Il a fallu que les attentats surviennent pour que la raison revienne en partie.

 

Quant aux décisions de justice des cours européennes, il est vrai que le caractère supranational vient dans nombre de cas gravement perturber le pouvoir régalien de nos États, ce qui est de plus en plus insupportable. Je n’ai pas parlé de la monnaie unique, sujet sur lequel je ne partage pas pleinement les idées de Jean-Pierre Chevènement. Certes, il a toujours eu raison de vouloir un euro plus faible par rapport au dollar. Il le voulait à parité, nous y sommes presque… mais la croissance n’est pas encore revenue. En revanche, sur la politique étrangère, les observations et recommandations de Jean-Pierre Chevènement m’ont toujours paru frappées au coin du bon sens et de l’intérêt supérieur de la nation. Que ce soit sur la démission des pays européens en matière de défense, avec l’alignement sur l’OTAN, ou sur les relations avec le monde arabo-musulman, qui ont été gérées de manière catastrophique (et nous le payons chèrement. Il a aussi cité à juste titre la question de la prorogation injustifiée des sanctions contre la Russie au moment même où la France et l’Europe recherchent une coalition intégrant la Russie. C’est pour le moins de l’incohérence pour ne pas dire davantage. Nous sommes aussi en phase sur la construction d’une Europe à la carte car on voit les difficultés quasiment insurmontables d’une Europe à 28. Il n’y a pas d’autre choix réaliste que de revoir les institutions avec une volonté ferme de notre nation. Être européen c’est tout faire pour que l’Europe soit d’abord l’expression de la souveraineté populaire. Sans cela l’Europe n’ira jamais bien.

 

Je vous remercie.

 

 

 

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Merci beaucoup.

Votre conclusion sur la construction d’une Europe à la carte me fait penser à une constatation que j’ai faite depuis de longs mois. Les membres des partis au départ très européistes, je pense en particulier aux divers partis centristes, sont aujourd’hui parmi les plus inquiets de la marche de l’Europe, particulièrement depuis l’élargissement de l’Europe à 28. Il m’est arrivé plusieurs fois, débattant avec certains d’entre eux, de constater que nous étions pratiquement d’accord sur tout en ce qui concerne la critique de la marche de l’Europe et des institutions européennes elles-mêmes.

 

Je vais maintenant passer la parole à mon collègue Pierre-Alain Muet.

 

 

 

 

Pierre-Alain Muet

 

 

Merci d’abord à Jean-Pierre Chevènement et à Marie-Françoise Bechtel pour cette réunion. S’interroger sur la situation économique que l’on connaît nécessite de sortir des débats politiques traditionnels. Dans la plupart des pays européens, on a tendance à penser que les problèmes sont nationaux quand, en réalité, le vrai problème qui se pose depuis trois ou quatre ans est partagé partout en Europe.

 

Huit ans après le déclenchement de la crise financière, les États-Unis ont retrouvé la croissance alors que la plupart des pays européens n’ont pas retrouvé leur niveau de PIB d’avant la crise. Partout en Europe, à des degrés divers selon les pays, nous avons traversé une grande récession qui n’a qu’un seul précédent dans l’histoire : les politiques de déflation des années 30. Comment en est-on arrivé là ? Comment un certain nombre de partis socio-démocrates au pouvoir ont-ils pu conduire des politiques aussi en décalage avec leurs principes, avec leur histoire au point dans certains pays, de presque disparaître de l’échiquier politique ? Comment le principe de solidarité, fondateur de l’Europe, principe essentiel du développement économique, a-t-il pu être à ce point oublié en Europe au cours de cette période ? La crise qui a éclaté en 2008 a exactement les mêmes caractéristiques que la crise de 1929. Elle termine un cycle de mondialisation d’une trentaine d’années, comme la crise précédente. Elle résulte d’une explosion des inégalités, superbement décrite par Thomas Piketty[3], et de dérives financières qui sont elles-mêmes liées à l’explosion des inégalités : vers le haut, les revenus exorbitants qui se sont développés au cours de ces dernières décennies ont nourri les dérives financières qui ont conduit à la crise ; vers le bas, la stagnation des revenus les plus modestes a conduit à un endettement massif des ménages, faisant reposer la croissance de plus en plus sur l’endettement. Et quand les marchés financiers ont pris conscience que ce n’était pas durable, tout s’est effondré.

 

Forts des leçons de la crise de 1929, les États, à grands frais, n’ont pas laissé les banques faire faillite. Par ailleurs, sous l’impulsion du FMI, tous les pays du monde ont relancé leur économie en 2009 de sorte que l’économie mondiale s’est rapidement redressée. Mais si les États-Unis sont bien sortis de la crise, l’Europe, elle, comme dans les années 30, s’est enfoncée dans une profonde dépression, laissant se développer une crise de la dette dans un continent bien moins endetté que les États-Unis et le Japon, mais constituée d’une union monétaire sans solidarité financière entre ses membres.

Cette crise est inhérente à une intégration économique qui n’a jamais su porter le pouvoir politique au bon niveau. L’économie a besoin du politique. Elle a besoin de solidarité, elle a besoin de régulation. La réponse pertinente à la crise de 2008 était celle qu’avait apportée Roosevelt à la crise de 1929 et qui s’était généralisée dans tous les pays après la Deuxième guerre mondiale, c’est-à-dire une forte régulation financière, un développement de la protection sociale (le New deal) et une forte réduction des inégalités par l’impôt. La généralisation de ces réformes à tous les pays après la seconde guerre mondiale a conduit à la longue période de stabilité financière et de prospérité de l’après-guerre.

 

D’une certaine façon, le discours du Bourget, avec ses accents rooseveltiens, constituait la réponse à la crise actuelle. C’était la réduction des inégalités ; c’était la régulation financière ; c’était aussi la solidarité européenne. Pourquoi les choses ne se sont-elles pas passées ainsi ? Faute de pouvoir influencer la politique européenne, nous avons fini par adopter une politique économique qui s’est, en quelque sorte, fondue dans la pensée unique européenne. On devait réduire les déficits, qui s’étaient fortement creusés, et pour la moitié des pays européens, réduire aussi le déficit de compétitivité. À ces fins, presque tous les pays ont appliqué un cocktail de politiques économiques faites de coupes dans les dépenses publiques (pour réduire les déficits) et de baisse du coût du travail (pour rétablir la compétitivité) dont les conséquences ont été catastrophiques à l’échelle de l’Europe. Si un pays essaye de réduire le déficit de ses finances publiques en réduisant les dépenses ou en augmentant les impôts, il voit alors sa croissance ralentir mais, s’il est le seul à pratiquer cette politique, l’impact favorable de la croissance de ses partenaires limite cet effet dépressif et lui permet de maintenir ses recettes fiscales. Les déficits finissent par se réduire et au bout d’un moment, il peut mettre fin à ces mesures.

 

Mais quand tous les pays européens décident en même temps ce type de politique, la catastrophe est inévitable. En effet, la perte en termes de croissance est telle qu’on perd du côté des recettes fiscales ce qu’on a cru gagner par la réduction des dépenses. Le chômage s’aggrave, la croissance disparaît et les déficits subsistent. Telle est l’histoire récente de l’Europe.

 

Il en est de même pour les politiques de compétitivité. Quand un pays baisse le coût du travail, il améliore sa compétitivité au prix d’une perte de compétitivité pour ses voisins. Mais si tous les pays abaissent le coût du travail, les effets s’annulent. Pire, en baissant tous le coût du travail, les pays tirent l’économie vers le bas. Comment s’étonner alors que l’Europe soit au bord de la déflation ? Ce type de politique de redressement, qui peut être pertinente à l’échelle d’une nation confrontée à un problème spécifique, est absurde quand tous les pays la mettent en œuvre. La croissance est stoppée, les déficits subsistent et la dette continue à exploser. Les pays où ces politiques d’austérité ont été menées jusqu’à l’absurde ont vu leur PIB s’effondrer (le PIB de la Grèce a baissé de 25 %, ce qui ne s’était jamais vu dans ce pays en dehors d’une période de guerre), sans qu’il en résulte une réduction de l’endettement.

 

Il ne faut pas s’étonner que les peuples se détournent de l’Europe. Ces politiques sont la négation du principe de solidarité qui a fondé l’Europe. Ce qui a été infligé à la Grèce est une réplique des erreurs du traité de Versailles : en voulant faire payer à la Grèce ses erreurs, on a produit une crise généralisée dans toute la zone euro. Cette convergence vers le bas est en outre la négation de ce qu’a été la construction européenne. Lorsque l’Espagne et Portugal sont entrés dans la communauté européenne, on craignait que les salaires des autres pays ne fussent tirés vers le bas. Cela ne s’est pas produit grâce aux politiques de solidarité mises en œuvre par les fonds structurels. En prélevant un peu de la richesse des pays les plus riches (0,1 à 0,2 points de PIB), on a redistribué des sommes importantes aux régions les moins développées et la convergence s’est faite vers le haut. Ces politiques d’austérité ne sont pas seulement le fruit d’une idéologie libérale dominante en Europe, c’est aussi l’absence d’un gouvernement économique la zone euro qui a conduit à reproduire des politiques aussi stupides, aussi absurdes que celles qui avaient été conduites dans les années 30.

 

Si l’Europe a fini par sortir de cette récession, c’est grâce au hasard, en l’occurrence la baisse du prix du pétrole, qui a redonné un peu de pouvoir d’achat à tous les pays. De ce fait, les politiques budgétaires sont devenues moins restrictives et l’économie a doucement redémarré. S’y est ajoutée la politique monétaire non conventionnelle de la Banque centrale, créant massivement de la monnaie, maintenant des taux d’intérêt très bas, allant même jusqu’à inciter les gouvernements à mener des politiques budgétaires moins restrictives, ce qui est paradoxal eu égard à son mandat. Cela montre bien que le vrai problème de la zone euro est le déséquilibre entre une intégration économique très poussée et une intégration politique quasi inexistante. Cela aboutit à mettre les états en concurrence au lieu de mettre en œuvre une politique macroéconomique cohérente à l’échelle de l’union monétaire.

 

Au temps de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la solidarité était présente dans toutes les politiques. On était même allé très loin. En 1953, les pays européens avaient accepté d’effacer 60 % de la dette d’une Allemagne (de l’Ouest) au bord de la faillite. Cette solidarité s’est diluée dans une Europe à 28. Les petits pays n’ont pas forcément intérêt à une coordination des politiques européennes parce qu’un petit pays peut toujours s’en tirer seul par des politiques non coopératives, c’est-à-dire par des politiques égoïstes, de compétitivité ou autres.

 

Si on veut changer les choses, il faudra qu’on aborde le vrai sujet : on ne construit pas une union monétaire sans avoir au minimum un gouvernement économique et, en réalité, un vrai pouvoir politique. Mais il ne faut pas se tromper d’époque. La modernité du socialisme, ce n’est pas Blair et Schröder, ce n’est pas d’adapter notre idéal de solidarité à une mondialisation libérale qui a échoué. Car ce sont les inégalités qui ont engendré les dérives financières qui ont conduit à la crise de 2008 et les égoïsmes nationaux qui ont conduit à la crise de la zone Euro. C’est en restant fidèle à ce que nous sommes que nous apporterons les bonnes réponses. Car le principe de solidarité que la gauche porte depuis toujours est la seule et vraie réponse à la crise.

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Merci.

Tu es parti du tableau terrifiant et implacable des années 30, de la déflation, accentué encore par l’absence de solidarité d’un cercle conçu pour être plus étroit, donc plus propice à la solidarité, pour en arriver à l’idée que le dilemme solidarité/compétitivité était mal posé et qu’on ne pouvait rien en tirer sans une meilleure gouvernance institutionnelle.

 

Je remarquerai que si les petits pays s’en tirent, c’est aussi parce que dans la confusion qui règne au sein des institutions européennes, que ce soit au Conseil des ministres ou même à la Commission, chaque petit pays peut, à la faveur de la règle de la majorité qualifiée, négocier avec un grand pays. On voit par exemple le Royaume-Uni s’entendre avec des petits pays de l’Est pour faire obstacle à la moindre mesure susceptible de rendre les frontières économiques européennes un peu moins perméables. De même, sous la Quatrième République, les petits partis allaient négocier avec les grands pour parvenir à trouver une solution valable pour eux. Ce que tu as dit des institutions retentit aussi, me semble-t-il, sur les institutions européennes elles-mêmes, le Conseil européen, la Commission européenne, dotées de légitimités à géométrie variable, permettant toutes sortes de manœuvres plus dignes d’une république finissante que d’un espace véritablement porteur d’avenir. C’est ce que m’a inspiré en tout cas, en allant peut-être plus loin que tu ne l’aurais voulu, l’ensemble de tes réflexions.

 

Je ne ferai pas à Régis Debray l’affront de le présenter. Va-t-il nous faire part d’une vision plus crépusculaire ou moins pessimiste que dans son dernier ouvrage[4] ? Je lui donne la parole.

 

 

 

Régis Debray

 

Merci

 

Donc, Chevènement a sonné le tocsin en appelant à un gouvernement de salut public. Il n’a pas tort. Il a d’ailleurs rarement eu tort dans sa carrière et c’est sans doute son plus grand tort. Avoir raison trop tôt n’est jamais une sinécure. Il n’a pas tort parce que son diagnostic est bon. Nous vivons une période charnière et, pour le dire franchement, nous vivons un certain vide, une vacance de l’imaginaire collectif. Il a raison parce qu’avant nous avions un schéma projectif assez simple : le grand récit progressiste contre le grand récit religieux ou apocalyptique. Prométhée contre le bon Dieu – ou le petit Jésus -, l’émancipation par le savoir contre la rédemption par l’obéissance à la loi divine. Je n’épilogue pas, je dis simplement une banalité : le récit numéro un n’existe plus, sans rentrer dans les raisons mille fois dites et redites à travers dix mille essais que nous connaissons tous, pour en avoir d’ailleurs commis moi-même quelques-uns.

 

Or, disait Valéry, une civilisation est toujours une affaire de perspective, c’est-à-dire de point de fuite. Où va la France ? Où veut-elle aller ? C’est toujours une affaire de perspective parce qu’il faut à chaque civilisation un point de fuite et c’est la poursuite de ce point situé en avant qui met les gens en marche en leur donnant le sentiment d’être à la fois acteurs et spectateurs d’un grand film en cours de projection. Le problème c’est que la bande-annonce n’a pas été suivie du film annoncé. Ce film, une superproduction de série B – mais tout de même appétissante – était la marche vers l’unification européenne par les soins de la main invisible. On a l’eschatologie qu’on peut.

 

J’ai beaucoup entendu parler d’une autre Europe. Bienvenue soit-elle mais avant de rebattre les cartes, faisons quand même un petit bilan sur l’Europe qu’on a connue, celle des pères fondateurs. Là, j’aurai peut-être une petite différence avec mon ami et mentor Jean-Pierre Chevènement. Si la croyance en « la France est ma patrie et l’Europe est mon avenir » n’avait été qu’une erreur d’analyse, elle n’aurait pas été aussi résiliente. Elle n’aurait pas résisté aux démentis et déceptions de l’expérience si elle n’avait eu la dynamique d’une « illusion », au sens freudien fondamental : une croyance dans la motivation de laquelle la réalisation d’un désir est prévalente et qui ne tient pas compte des rapports de cette croyance à la réalité. Quel Européen sensé ne désirait pas mettre fin à la guerre et à la misère ? Le credo européen s’appuyait sur deux postulats : 1. L’Europe apporte la paix (en fait c’est le parapluie américain qui l’avait apportée), 2. Nos petits pays n’étant plus de force, de taille, face aux vastes ensembles, l’union fera la force et la prospérité. Qui ne veut vivre en paix et qui ne veut être prospère ? Autrement dit, Robert Schuman et Jean Monnet, le charbon et l’acier, n’auraient pas produit un mythe mobilisateur si ce bon plan économique n’avait pas fusionné deux grandes sensibilités de l’âme collective, s’il n’avait pas noué un pacte entre deux mystiques d’âges différents. La première, l’aînée, confessionnelle, vient du culte chrétien. L’autre, plus récente, laïque, vient du culte de la raison dix-neuvièmiste. La raison est le facteur d’unification. L’Europe était ce processus qui va du particulier au général, du fragment au totalisant, de l’irrationnel au rationnel. Les européistes étaient donc des théologiens laïques qui s’ignoraient, un mélange de Saint Augustin et de Hegel, sous l’égide du premier. En effet, vous parliez de la méconnaissance qu’ont les Européens de l’Europe, je n’en connais pas beaucoup qui sachent que le drapeau marial aux douze étoiles vient de l’Apocalypse de Saint Jean. C’est un drapeau jésuite. Les douze étoiles seront toujours douze parce que Saint Jean nous a raconté qu’au-dessus de la Jérusalem céleste douze étoiles s’étaient dessinées dans le ciel autour de la Vierge Marie. La vie est faite de malentendus. La construction européenne aussi qui a réuni dans un merveilleux quiproquo des « ismes » inconciliables : le pacifisme des vieux socialos, l’hédonisme des bobos, l’économisme des libéraux, le juridisme des juristes et l’atlantisme des états-majors. Miraculeux ! Mais assez précaire. Aujourd’hui l’européisme n’est plus qu’un économisme à vues courtes, emballé dans les oripeaux d’un idéalisme moral, à la fois généreux et gratifiant parce qu’onirique.

 

Qui veut faire l’ange fait la bête et le super-État rêvé pour le XXIème siècle reconduit doucement aux infra-États du XVème siècle. Le supranational engendre le démantèlement régionaliste (Catalogne, Écosse, Padanie etc.). On voulait faire l’histoire, on l’a défaite et l’on s’est défait avec. Si, aujourd’hui, incontestablement, les Européens forment entre eux une famille, certes un peu trop élargie et sans doute recomposée indéfiniment, ils ne constituent pas une communauté de mémoire et d’espoir. Il faut renoncer à l’idée fondamentale selon laquelle on peut parvenir par l’économie à l’unité politique (j’ai essayé de le dire dans un petit livre intitulé « L’erreur de calcul »[5]). C’est un processus qui n’a jamais eu lieu nulle part dans l’histoire. Je crois me souvenir que l’unité de l’Allemagne ne s’est pas faite à partir du Zollverein mais de Sadowa et de Sedan, et du social aussi. Autrement dit, ce fut une affaire intégralement et fondamentalement politique.

 

Dans ce passage à vide des changements inquiétants sont à l’œuvre. C’est pourquoi nous sommes ici et c’est pourquoi je remercie Jean-Pierre Chevènement de nous réunir. Des changements parfois rassurants mais aussi inquiétants, puisque tout est frappé d’ambiguïté. Il est vrai que sont rentrés à nouveau dans l’espace public les victimes, les nations, la frontière, l’autorité… Il n’est plus déshonorant d’entonner la Marseillaise et de brandir le drapeau tricolore, ce qui était jadis très suspect. Disons que ces emblèmes sont sortis de la zone des malédictions. Mais le problème c’est qu’ils ont été récupérés par d’autres qui ont profité de certaines ambiguïtés, d’abord parce que ces biens collectifs étaient à prendre car personne ne les assumait. Eux les assument d’une façon assez perverse : Ils ne parlent pas de la nation au sens civique mais de la nation ethnique. Ils ne parlent pas de Sieyès mais de Maurras. Ils parlent d’une laïcité d’exclusion et d’anathème et non un outil de concorde civile. Il y a effectivement une bagarre à mener, d’ordre symbolique, politique, de restitution du sens des mots.

 

On assiste à un curieux système de permutations. Ce qui était nouveau nous semble aujourd’hui ancien, ce qui était ancien nous semble nouveau. Ce qui nous semblait très nouveau c’était l’Europe de la gouvernance par les chiffres, l’Europe dont les souverains réels sont les agences de notation américaines et des autorités que personnes n’a élues ni ne connaît. Cette Europe, où l’on vote à un niveau et où l’on décide à un autre, a pris soudain des allures de vieille lune. C’était là jusqu’à hier matin mais cela nous semble très loin. C’était ce que Jean-Pierre Chevènement appelle le « logiciel ». Et voilà qu’une idée qui semblait ancienne redevient moderne. C’est celle de République, de l’autodétermination collective. Ce qui m’ennuie c’est qu’elle est très moderne… et que ce qui est moderne est très fragile et très précaire. Nous savons que dans toutes les crises, des personnalités aussi bien individuelles que collectives c’est toujours le plus récent qui se fissure et se déstructure et ce sont toujours les soubassements les plus anciens qui remontent à la surface. Aussi sûrement que la mondialisation est une balkanisation, aussi sûrement que la modernisation technoéconomique des sociétés fait remonter leurs archaïsmes politiques et culturels, on peut voir après la nation non pas la gouvernance mondiale mais la tribu, toutes sortes de tribus.

 

Voir dans cette plaque souterraine et remuante des revendications religieuses, linguistiques ou tribales, un archipel de résidus promis à la disparition me semble relever d’un archaïsme intellectuel. Ces résurgences qui menacent répondent à une logique profonde, au besoin quasi biologique d’appartenance à un passé et de rattachement à un collectif, fût-il idéalisé et fantasmatique, qui grandit avec la perte des anciens ancrages collectifs. Autrement dit le désenchantement du monde par les progrès matériels et scientifiques ne constitue nullement un obstacle à la propagation du fanatisme et de l’obscurantisme. C’est le combustible du feu sacré. Nous voyons aujourd’hui que ressurgissent dans l’histoire mondiale de plus en plus de mémoires qu’on croyait totalement oubliées… et que nous avons en France de moins en moins de mémoire. Le vaste monde retrouve de plus en plus ses marques archaïques, nous avons oublié les nôtres. Il faudrait bien sûr, n’en déplaise à Mme Bechtel, inculper l’ENA, la grande école de l’inculture historique dans laquelle on apprend aux élèves que le monde commence en 1945, en 1914 pour les archéologues, mais on ne remonte pas au-delà.

 

Donc, la République est une idée absolument nécessaire. C’est pourquoi il faut veiller à la valoriser, à la ménager, à la protéger, à la consolider parce qu’elle est susceptible de se défaire comme dans tous les cas de crises collectives générales. Elle est susceptible de céder la place à des choses que nous avons oubliées mais qui ne nous oublient pas, que ce soient la famille, le clan, la tribu, l’ethnie, le terroir, la confession et toutes sortes de credo. À l’horizon du post-moderne l’ordre du jour me semble avoir changé. Je crois qu’il ne consiste plus dans l’idée de refaire le monde mais d’empêcher qu’il ne se défasse. C’est là, me semble-t-il, une question de salut public en effet. Et après tout, maintenir debout une certaine civilisation, la faire échapper à la barbarie, ce n’est pas une mince affaire. Il y a même de quoi mobiliser les cœurs et les esprits.

 

Je vous remercie.

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Merci beaucoup à Régis Debray.

Nous sommes partis de « L’avenir d’une illusion » celle de ce « sentiment océanique », dont parlait Sigmund Freud, dans lequel chacun était noyé. Les frontières de la patrie étaient noyées dans l’océan de l’adhésion communautaire. De là tu nous as amenés vers l’idée que la République revient comme une chose fragile qui doit être consolidée et pas seulement préservée, telle une porcelaine posée sur une étagère. J’avais qualifié ton intervention de crépusculaire. Elle ne l’est pas tellement. Je suis obligée de dire maintenant que c’est un crépuscule d’où peut naître quelque chose. Après tout, Hegel nous dit que l’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit…

 

Peut-être est-ce par là même que nous pouvons, en nous tournant vers Coralie Delaume, parler d’une Europe que, peut-être, il faudrait refaire, en tout cas une Europe qui, telle qu’elle est, ne fonctionne pas.

 

 

 

 

 

Coralie Delaume

 

 

Il me revient de vous achever avec des considérations un peu ésotériques sur la manière dont les institutions européennes fonctionnent. Le score assez spectaculaire réalisé par le Front national lors des récentes élections régionales me semble révéler deux choses : les media ont beaucoup parlé d’un vote de classe (ouvriers, employés, jeunes, diplômes inférieurs au bac), ce qui a parfois été interprété comme : Moins on comprend les choses, plus on vote Front national. Ce n’est pas du tout le cas mais cela signifie que les gens qui sont prioritairement exposés aux effets délétères de la mondialisation et à la concurrence de la main d’œuvre peu qualifiée au niveau mondial et à de mauvais choix économiques sont les premiers à se tourner vers ce vote qu’ils croient être une solution. Ce vote ne témoigne nullement des pulsions fascisantes de personnes qui seraient en proie à des démons anti-démocratiques. Il me semble, à l’inverse, le témoignage d’une frustration démocratique et d’une demande de démocratie. Dans les propos d’électeurs du Front national recueillis par certains journalistes, on sent bien que ce qui les motive est le sentiment d’être devenus spectateurs du monde et celui d’une déprise sur le cours des événements.

 

On peut établir un lien avec la construction européenne dans la mesure où l’Union européenne est devenue la structure de surplomb qui enferme l’action dans des limites très contraignantes. « La voix des électeurs a été entendue… rien ne sera plus comme avant… ». Ces bonnes résolutions ne pourront que rester lettre morte et rien de conséquent ne pourra se produire si on ne fait pas bouger le cadre, la superstructure. Ceci me ramène à mon idée de frustration démocratique. Cette Europe telle qu’elle est bâtie, l’Europe institutionnelle, porte en elle, non un déficit démocratique, mais un principe structurellement contraire à la manière dont doit fonctionner une démocratie saine. Les gens le sentent et lors de chaque consultation électorale qui porte sur l’Union européenne elle-même, les résultats sont systématiquement négatifs. Les votes négatifs des Pays-Bas et de la France au traité constitutionnel, en 2005, ont été invalidés – et retournés en votes positifs – quelques années plus tard par les parlements des deux pays. En Irlande, il a fallu deux votes pour faire entrer en vigueur le traité de Nice (négatif en 2001, positif en 2003). Cela s’est reproduit pour le traité de Lisbonne (Non en 2008, Oui en 2009 pour les Irlandais).

 

Les peuples européens semblent déterminés à repousser systématiquement toute réforme allant dans le sens d’une plus grande intégration dans l’Union européenne. Dernier exemple en date, au début du mois de décembre un référendum dont on a peu entendu parler a eu lieu au Danemark sur la question de savoir s’il fallait que ce pays coopère davantage en matière de sécurité avec l’Union européenne. L’importance de la participation (72 %) et le score massif du Non (53 %) démontrent que les gens ont conscience de l’importance de l’enjeu et que leur opposition est claire. Un Non de plus.

 

Si le vote des Danois est à peu près respecté, il n’en est pas de même pour les Grecs. En termes d’oukase anti-démocratique, ce qui s’est passé en Grèce entre janvier et juillet 2015 est exemplaire ! Au mois de janvier, Syriza arrive au pouvoir. S’ensuit une série de réactions dont l’une des plus édifiantes est celle de Jean-Claude Juncker s’adressant à la Commission européenne : « Dire qu’un monde nouveau a vu le jour après le scrutin en Grèce n’est pas vrai. Nous respectons le suffrage universel. Des arrangements sont possibles mais ils n’altèreront pas fondamentalement ce qui est en place. Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Dès le 4 février, la Banque centrale européenne coupe aux banques grecques l’accès qui permet aux banques commerciales de la zone euro de se refinancer auprès d’elle. Ce faisant elle les met en difficulté. Elle maintient la Grèce par un fil ténu dans l’euro en lui donnant accès à la liquidité d’urgence qui, certes, permet aux banques de continuer à se refinancer en euro auprès de la BCE mais dont le relèvement du plafond est à la discrétion de la BCE. De plus, à tout moment la liquidité d’urgence peut être coupée, ce qui signifie « Grexit » hostile. La BCE est la seule à avoir techniquement le moyen de sortir par la force un pays de sa propre monnaie (l’euro est en effet la monnaie qui a été choisie souverainement par la Grèce). Le harcèlement va durer six mois, jusqu’à ce que Tsipras annonce en juin 2015 sa volonté de consulter le peuple grec par voie référendaire. C’est à ce moment que, la BCE gèle le plafond de la liquidité d’urgence, met les banques grecques dans une situation proche du collapse et oblige le gouvernement grec à les fermer, dans le but de sidérer la population et de peser de tout son poids sur le résultat du scrutin. Or, contre toute attente, alors que la BCE met tout son poids dans la balance, que les media grecs et toute la presse européenne, très offensifs, alertent la population grecque sur les méfaits d’une sortie de l’Union européenne, le référendum est très largement gagné par Tsipras. Un Non de plus.

 

Plus incroyable encore, la victoire du Non se retourne immédiatement en une victoire du Oui : Les banques grecques étant très affaiblies, Tsipras, qui n’a plus beaucoup de marge de manœuvre, finit par signer le mémorandum qu’il avait fait rejeter par son peuple ! L’action de la BCE s’est révélée déterminante pour transformer un résultat référendaire.

 

Cet épisode met à nu les mécanismes de fonctionnement : 1. avènement d’un gouvernement démocratique dans un pays, 2. une institution européenne, la Commission, indique qu’il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens, 3. une autre institution met concrètement en œuvre les mesures techniques qui suppriment effectivement tout choix possible contre les traités européens.

Tout cela tient à la manière dont on a bâti l’Europe institutionnelle. Les principales institutions de l’Union européenne sont ce qu’Antoine Vauchez[6], appelle « les trois indépendantes » : la Commission, la Banque centrale et la CJUE. Ces institutions que les traités ont voulues indépendantes échappent pour une très large part au contrôle et à la sanction démocratique. Et lorsqu’elles se mettent à dialoguer entre elles, assez naturellement elles se renforcent. La Commission dit, la BCE fait… La CJUE a récemment apporté un secours de poids aux décisions prises par la BCE pour sauver l’euro. La BCE mène depuis un certain temps une politique monétaire hétérodoxe qui consiste en une interprétation très politique et extensive des traités européens. Cette politique monétaire accommodante déplaît parfois, notamment aux Allemands dont ce n’est pas la tradition. Au point qu’en 2012 des plaignants allemands offusqués ont porté l’affaire devant le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe, lequel a jugé les pratiques de la BCE non conformes avec le droit allemand. Mais n’ayant pas de légitimité pour se prononcer sur la conformité de ces pratiques avec le droit européen et il a renvoyé l’affaire devant la CJUE qui, le 15 juin dernier, a validé les pratiques de la BCE. La Banque centrale, entité au départ technique, a développé des fonctionnements très politiques. Elle a fait des choix, y compris le choix de mettre en échec un gouvernement élu, y compris le choix de transformer un Non référendaire en Oui. Cette banque centrale, institution technique qui, de manière autonome, prend des décisions très lourdes de conséquences, se fait valider par une autre institution indépendante de l’Union européenne qui elle-même prend la décision très politique d’accepter une lecture extensive des traités.

 

Si tout cela peut se produire sans susciter la moindre contestation, c’est que les États, en ratifiant des traités qui fabriquaient de la supranationalité, se sont volontairement réduits à l’impuissance. Quand on se départit d’un certain nombre de prérogatives qui ne peuvent être que souveraines au profit d’institutions techniques et supranationales, même si on conserve les apparences de la démocratie en faisant valider tout cela par référendum ou par le Parlement, dans les faits on met la démocratie en court-circuit. Cela nous ramène à cette frustration démocratique traduite en vote protestataire. Le cadre, tel qu’il est construit, entre en conflit avec le fonctionnement normal d’une démocratie.

 

Nos renoncements expliquent pourquoi il n’y aura pas de renversement de la donne économique et pourquoi, si on continue sur ces errements, le chômage et l’austérité vont s’aggraver et l’emploi va continuer à se précariser. En matière économique, nous avons en effet renoncé à la politique monétaire en la transférant à une institution qui travaille en toute indépendance sans contrôle démocratique. La BCE est une institution fédérale qui n’est adossée à aucun État fédéral.

De plus, on fait cohabiter dans une monnaie unique des pays dont les structures économiques sont profondément différentes. Non seulement ces économies ne convergent pas mais elles divergent, par le simple fait de l’existence de l’euro. Pour pallier ce problème de la divergence, on a mis en place des instruments de convergence. C’est là que le renoncement, de monétaire, devient budgétaire. Pour faire converger les économies, on met en place des instruments très techniques dont les plus connus sont le Pacte de stabilité et le TSCG. Mais, en matière budgétaire, d’autres initiatives, sans doute plus feutrées, sont plus lourdes de conséquences que le TSCG. Je parle des deux paquets de règlements et de directives adoptés par le Parlement européen (Two Pack et Six Pack) qui ont considérablement accru les pouvoirs de l’une des « trois indépendantes », la Commission européenne, qui a vu croître ses prérogatives de contrôle en matière budgétaire. Aujourd’hui, dans le cadre d’un calendrier appelé « le semestre européen », les budgets des États membres lui sont transmis, avant même l’examen par les parlements nationaux, elle les épluche, elle peut demander des corrections et la procédure prévoit même des modalités de punition.

 

Dans une situation où on ne dispose plus ni de la monnaie ni du budget, le seul instrument de politique économique qui reste est le coût du travail. C’est pourquoi ce thème devient obsessionnel dans le discours : on prétend regagner en compétitivité en baissant indéfiniment le coût du travail. Il est très peu probable que quelque réorientation économique que ce soit advienne dans ces circonstances. Il me semble que tout doit être regardé à travers la double focale de l’économie qui s’effondre et de la démocratie qui s’efface, simultanément, pour des raisons liées à la manière dont l’Europe s’est construite, en mode non international mais supranational de transfert de souveraineté et non de coopération intergouvernementale. Si l’on veut remédier à ces problèmes il faudra bien plus que des mesures cosmétiques de réorientation de l’Europe. Une modification en profondeur des structures est nécessaire, la priorité devant être l’attention apportée à la manière dont fonctionne la zone euro. Peut-être faut-il se poser la question de l’existence même de l’euro dont je vois mal comment il pourrait évoluer à terme sans engendrer de nouvelles catastrophes. Merci.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Merci beaucoup, Coralie.

Tu nous as fait une pédagogie des abandons de souveraineté en utilisant – pour ne pas dire en subvertissant – la méthode inductive chère aux pères de l’Europe. Partant du cas concret de la Grèce, tu es remontée au fonctionnement des institutions européennes et aux contenus des choix. À travers cela, tu as bien décrit ce qu’est cet abandon de souveraineté sans omettre de dire quelque chose qui me tient particulièrement à cœur, comme à mes collègues parlementaires ici présents. En effet, en matière budgétaire, non seulement le TSCG a infligé au Parlement (en principe souverain) une « règle d’or » que Jean-Pierre Chevènement a parfois appelée la règle d’airain[7], mais le Two Pack et le Six Pack, beaucoup moins connus, dispose que le budget de la France doit être présenté à la Commission avant même d’être soumis au Parlement ! Et nous avons la joie de recevoir dans les sous-sols de l’Assemblée nationale, avant la discussion de loi budgétaire, les commissaires européens compétents qui viennent nous expliquer qu’il ne faut pas d’histoire, qu’il ne faut pas se tromper… pour le cas où nous ne l’aurions pas compris ! Cela bat en brèche un principe constitutionnel qui devrait être supérieur aux traités puisque, dans la hiérarchie du droit, que je sache, la Constitution est supérieure aux traités. C’est le principe qui, par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen insérée dans la Constitution, prévoit qu’il appartient au Parlement, représentant le peuple souverain, de constater la nécessité de l’impôt, sa justesse et sa répartition. Toutes ces dépossessions de souveraineté, présentées comme anodines, portent directement atteinte à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

 

 

 

Jean-Pierre Chevènement

 

 

Je dirai à Pierre-Alain Muet que je ne crois pas à l’explication par l’égoïsme individuel ou national. Il faut lire les traités européens et, les lisant, on est abasourdi, comme je le fus à la lecture du traité de Maastricht et, plus tôt, quand je me suis aperçu de ce que signifiait l’Acte unique : la libération des capitaux dans des conditions invraisemblables tous azimuts, y compris vis à vis des pays tiers, et sans harmonisation préalable de la fiscalité. À ceux qui s’étonnaient qu’il ait pu accepter une orientation aussi libérale, contraire à tout ce qu’il avait toujours professé, François Mitterrand répondait : « Il faut faire confiance aux institutions ». C’est ce que j’appelle la ruse de la raison, faire confiance à l’Europe et en particulier aux institutions européennes qui seront redressées parce qu’il n’y a pas d’exemple que les institutions ne finissent pas par traduire les besoins et les aspirations des peuples. Je crois qu’en réalité ces questions lui étaient assez indifférentes. Il laissait cela à ses successeurs (« Après moi, il n’y aura plus que des petits présidents »). Mais les textes eux-mêmes sont terribles. Naturellement, la « ruse de la raison européenne » ne fonctionne pas. Ce qui fonctionne, c’est la ruse de la raison néolibérale. Elle a fonctionné jusqu’en 2008 et continue à opérer.

 

Deux petites créations cependant peuvent être imputées à la Raison européenne :

Le mécanisme européen de solidarité d’abord. Mais chacun sait qu’il est tout à fait insuffisant. Il pourrait mobiliser 700 milliards, mais une crise de l’euro porterait sur des milliers de milliards d’euros (le PIB de la zone euro est de 10 000 milliards). La politique de création monétaire de la Banque centrale européenne en second lieu. Mais, orientée vers les titres de dette publique ou vers les marchés d’actions, cette création monétaire nourrit la spéculation, les « bulles », et n’embraye pas sur l’appareil productif. Donc pas de reprise. On aurait pu imaginer que la BCE prête à BEI ou directement à la Caisse des dépôts, laquelle aurait financé de grands projets. Mais ce n’est pas le cas. Par conséquent cette politique n’embraye pas sur la réalité. La ruse de la raison libérale a triomphé sur la prétendue ruse de la raison européenne.

 

Je voudrais dire à Régis Debray que je partage totalement son point de vue : les Européens sont des théologiens qui s’ignorent. S’ignorent-ils d’ailleurs tellement ? Ils passent leur temps à cet exercice que Leibniz et Bossuet appelaient la théodicée (la justification de la bonté de Dieu en dépit de l’existence du mal). On constate que le mal est partout mais Dieu existe quand même et Dieu est bon ! Il en est de même pour l’Europe. On constate les méfaits de l’Union européenne telle qu’elle fonctionne… mais l’Europe est bonne ! Le mythe européen a une résilience extraordinaire. C’est cette téléologie et cette théodicée qui nous ont conduits là où nous en sommes.

 

Pour constater que les nations sont vouées au démantèlement, il n’est pas nécessaire d’aller en Catalogne, il suffit de voir ce qui se passe en Corse. M. Simeoni, fils du factieux impliqué dans la fusillade d’Aléria de 1975 (deux policiers tués), est devenu président de l’exécutif de la Corse… et M. Valls se contente d’acter que les Corses avaient voulu choisir « l’avenir » plutôt que les « droite et gauche locales qui ont failli ».

Je regarde ce qui se passe en matière d’intercommunalité. François Mitterrand avait promis un département basque mais c’était une fausse promesse, heureusement jamais tenue. Aujourd’hui, on va vers une intercommunalité unique pour les soixante communes du Pays Basque, ce qui est doublement absurde. Cela interdit toute démocratie ! Une intercommunalité ne peut fonctionner démocratiquement au-dessus d’une trentaine de communes. Quel responsable a pu faire une telle proposition ? Proposition qui va au-devant de la revendication des nationalistes basques qui pourront faire du Pays Basque français un bélier contre le Pays Basque espagnol et une caisse de résonance pour leurs revendications. Le cas échéant, le jour où ils reprendront leurs pétarades et leurs meurtres, nous aurons donné un sérieux coup de main à l’ETA.

 

Régis Debray évoque la mémoire qui revient au galop… sauf, paraît-il, en France. En effet, le président du Conseil national des programmes, M. Lussault, dans une interview donnée au Monde en mai 2015 à l’occasion de la réforme du collège, disait : « Il y a quelque chose de dérangeant dans l’idée, récurrente, de vouloir faire de l’histoire un ‘roman national’ ». Le journaliste lui faisant remarquer que François Hollande lui-même parlait de récit national, il continuait : « J’invite François Hollande et Najat Vallaud-Belkacem à ne pas forcer le trait sur ce point car on finirait par ‘désespérer Billancourt’ : les professeurs ne sont pas pour le roman national. N’en rajoutons pas. ». Or on ne lui parlait pas de roman national mais de récit national, ce qui est très différent. Le récit admet les ombres et les lumières et tend à l’objectivité. Mais ces gens-là sont mus par des passions qu’ils ne dominent pas, ils veulent casser l’Histoire de France et ne veulent surtout pas que le peuple français apprenne ce qu’il a en commun, son Histoire. Ils prétendent parler au nom des professeurs qui, en fait, dans leur majorité, sont d’un tout autre avis.

 

Nous allons défendre la République !

La République, c’est la France. La France a une identité républicaine depuis 1792. Mais cette République n’existerait pas si la France ne lui avait préexisté. Il fallait bien, pour qu’on se mît d’accord sur un contrat social, que celui-ci fût rédigé en français.

Nous allons défendre la République et la France !

Nous n’allons pas les laisser au Front national. S’il s’est emparé des emblèmes (la Marseillaise, le drapeau) il y a quand même des gens qui les lui ont disputés. J’ai gardé à l’oreille le hourvari, la risée de toutes les salles de rédaction et de toute une France pensant bien, quand j’avais simplement indiqué aux professeurs qu’en simple application du répertoire scolaire, ils devaient évidemment apprendre la Marseillaise à leurs élèves. Je n’ai pas oublié non plus toutes les admonestations que j’ai reçues, et souvent de très haut. Néanmoins, ce combat aujourd’hui apparaît pleinement justifié.

Je suis souvent d’accord avec Régis Debray (qui, en me présentant comme son mentor, inverse les rôles). C’est à juste titre qu’il dit que la nation est de retour, l’autorité, la Marseillaise, le drapeau, les frontières (on a rétabli les contrôles aux frontières des six pays les plus importants). Nous changeons d’époque. Je pense que nous sommes sortis de l’hégémonie de l’idéologie libéral-libertaire qui a accompagné le triomphe du néolibéralisme. Nous sommes rentrés dans une ère sérieuse où des républicains sérieux vont s’opposer à un parti comme le FN. D’autres avaient livré et gagné ce combat en d’autres temps. Je ne vais pas remonter à l’affaire Dreyfus ou à « la crise allemande de la pensée française »[8] ni à Vichy… Nous devons livrer ce combat-là et nous allons le gagner !

 

Je conclus par un détour géopolitique. Quand je parle d’Europe européenne, c’est bien aussi évidemment que je sais qu’on ne peut pas aller contre le mythe. Sa résilience est tellement forte qu’on s’y fracasserait. De plus ne pas se faire la guerre est un beau programme auquel je crois. Mais l’idée d’Europe européenne va plus loin. Il est nécessaire de parler à tous, y compris aux Allemands. L’économicisme libéral a conduit à la prééminence de l’Allemagne en Europe. Ce qu’on avait voulu éviter dans le passé est la réalité d’aujourd’hui, à ce détail près que l’Allemagne n’a plus de capacité géostratégique et militaire. Entre Allemands et Français nous devons, nous pouvons nous parler.

 

Une Europe en grand, jusqu’à et avec la Russie, est une Europe très vivable. Une Europe à 28 est une Europe où nous sommes complètement dans la main d’une l’hégémonie américano-germanique partagée. En effet, l’Europe est dominée par l’hégémonie économique de l’Allemagne et par l’hégémonie politique des États-Unis qui, par exemple, dictent à l’Allemagne, la prorogation indéfinie des sanctions contre la Russie alors que c’est l’Ukraine qui bloque l’application du volet politique des accords de Minsk. Allumer un brandon de discorde entre l’Europe et le Russie est le meilleur moyen d’éviter qu’il n’y ait jamais une Europe européenne, capable d’exister par elle-même entre les États-Unis et la Chine, bipolarité qui est quand même la perspective du 21e siècle. Nous n’allons pas accepter ce G2, ce duopole. D’ailleurs les Chinois sont encore plutôt favorables à une multipolarité. Si l’Europe s’organise intelligemment, si nous n’oublions pas que la Russie – avec la France, l’Allemagne et tous les autres – est absolument nécessaire à l’organisation d’une Europe européenne, nous aurons un bon terrain de lutte pour faire en sorte qu’il y ait un chemin d’espoir par l’idée républicaine de l’autogouvernement. Et, à partir d’un cap fixé pour le moyen ou le long terme, nous pourrons prendre quelques décisions intelligentes pour redresser une construction européenne qui était mal partie.

Agissons dans la durée, en nous rappelant qu’il n’y a pas de vent favorable pour qui ne connaît pas le port.

 

 

 

 

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Vos propos, Jean-Pierre, ont soulevé un certain enthousiasme.

Nous avons une feuille de route. Oui, Nous devons agir. Non, nous ne pouvons pas laisser la République dans des mains sinistres. Oui, nous devons tracer un avenir pour l’Europe même si, on l’a vu à travers différentes interventions, tout le monde ne voit pas cet avenir de la même manière. Mais nous sommes en dialogue avec tous ceux qui croient que nous pouvons réellement construire un avenir. Nous allons l’attester en donnant la parole à la salle.

 

Débat

 

 

Arnaud Montebourg

 

 

Je remercie Jean-Pierre Chevènement de faire vivre la flamme de la République, depuis de nombreuses années, malgré la critique. La clarté de la vision qu’il porte a été très utile à des générations nombreuses qui ont compagnonné dans l’univers de la gauche française et ailleurs. Je tiens à lui rendre cet hommage au milieu des invités de grande qualité et de grande énergie qui l’entourent ici.

 

Mon expérience personnelle dans un gouvernement mandaté par le discours du Bourget pour réorienter de l’Union européenne mériterait d’être racontée dans le détail car chacun des tableaux que tous ici, économistes, juristes, philosophes, sociologues, politistes, avez brossés ce soir se retrouve à un niveau que le grand public ne pourrait imaginer. Ce fut plus qu’un étonnement pour l’Européen « normal » que je suis, qui a toujours émis des doutes. J’avais voté Maastricht, j’ai voté Non au traité constitutionnel européen, avec un doute au moment de Nice qui a été rattrapé par ma responsabilité parlementaire (« Tu es dans un groupe, tu ne peux pas faire dissidence », m’avait-on intimé). On voit comment une partie de ceux qui avaient été convaincus par François Mitterrand dans le fameux débat avec Philippe Seguin se sont finalement « cognés au réel », comme disait Lacan, et ont rencontré l’Europe sur leur chemin. Je l’ai rencontrée vraiment lorsqu’il a fallu faire le bilan sur le terrain économique de ce qu’est le travail des Européens à travers ses institutions collectives, le Conseil européen le Parlement, la Banque centrale, tous instruments conjugués qui sont l’œuvre collective dont nous sommes copropriétaires. Je ne dis pas qu’il y a « l’Europe et nous » car nous sommes une part du syndic de copropriété de cette créature et nous partageons la responsabilité de l’avoir installée. S’en plaindre ne suffit donc pas. Les États-Unis, d’où était partie la crise des subprimes, avec l’effondrement de la banque Lehman Brothers en 2008, comptaient à cette époque, comme la zone euro, 10 % de chômeurs. Aujourd’hui, avec la même population, les États-Unis sont à 5 % de chômeurs, nous sommes à 11 %. Donc nous avons augmenté la pauvreté, détruit du capital, abîmé des gens, des familles, quand d’autres ont fait autrement.

 

L’Union européenne ne fait aucun choix, jamais. Elle applique des règles. Le choix de la croissance ne figure ni dans les traités ni dans les statuts de la BCE. Après sa victoire éclatante, fort du discours du Bourget et oint du saint-chrême du suffrage universel, François Hollande s’était envolé, bravant la foudre au-dessus du Rhin, pour annoncer à Mme Merkel sa décision de « réorienter l’Europe ». La réorientation s’est limitée à un mot, « croissance », rajouté comme un codicille, comme une pauvre virgule à l’issue d’un texte. Et Jean-Claude Juncker a recyclé 120 milliards d’euros de fonds de tiroirs pour faire croire que la France avait effectivement réorienté l’Europe. En réalité, on a continué à appliquer les mêmes règles. Ces règles, comme le dit Jean-Pierre Chevènement, sont écrites dans les traités que la plupart d’entre nous, Français, Danois, Grecs… avons un jour désapprouvés. Mais ces règles s’appliquent à nous. Le président de la Commission dit aux Grecs que la démocratie ne peut pas remettre en cause le traité… Mais le traité est un produit de la démocratie souveraine. Les traités ont une force supérieure à celle des lois mais inférieure à celle des constitutions, donc de l’exercice par le souverain de son pouvoir.

 

Appliquer des règles et ne plus faire de choix, je pourrais en multiplier les exemples hors du champ économique, sur la sécurité, la menace terroriste, sur la question du climat. Nous ne faisons aucun choix, ou plutôt chacun fait ses choix. L’Allemagne a fermé ses centrales nucléaires, devenant le premier pollueur au charbon de l’Union européenne pendant que la France, soucieuse de rester le premier de la classe en matière de lutte contre le réchauffement climatique, s’efforce de brider toutes ses industries – efforts qu’aucun de nos partenaires ne fait – nous menant à la situation du bon élève souffrant de l’être. Dans mes pérégrinations récentes, j’ai rencontré à Princeton le professeur qui a une chaire sur l’euro. Il a eu cette phrase inoubliable : « Vous, Européens, avez commis l’erreur de faire l’euro. Elle est malheureusement irréversible. Mais il y a plus grave : vous faites fonctionner l’euro sur la base de l’humiliation des peuples européens ». Lorsqu’il a prononcé le mot « humiliation » j’ai pensé à nos amis grecs. C’est une des raisons pour lesquelles je me suis lié d’amitié avec Yánis Varoufákis qui a vécu cette humiliation au sens le plus humain du terme, quand les envoyés de la troïka occupaient son bureau, donnaient des ordres à ses fonctionnaires et ordonnaient ce qu’il ne voulait pas. Il s’en était suivi des luttes de pouvoir à l’intérieur même du ministère des finances grec, tout cela sous la pression d’une BCE qui menaçait de ses oukases un gouvernement qui avait fait d’autres choix que celui de la règle.

 

L’application de la règle, c’est voter pour le programme de la gauche française et se retrouver avec le programme de la droite allemande. C’est ce qui s’est passé ces dernières années. L’humiliation, c’est quand on dit à la France qu’elle n’a pas encore suffisamment économisé. Pourquoi économiser ? On ne se pose plus la question puisqu’il s’agit d’une règle, on se contente de fustiger les mauvais élèves de la classe, jusqu’à la destruction de l’Union Européenne, conséquence de cette application aveugle de la règle. Il y a quelques années, Jean-Paul Fitoussi avait coutume de dire aux étudiants que nous étions, à propos de la Banque centrale européenne : « Considérez que c’est une dictature éclairée ». Il ajoutait dans la deuxième partie de son cours : « Que se passerait-il si cette dictature venait à s’obscurcir ? » Nous y sommes. La Banque centrale européenne combat l’inflation quand il n’y en a pas et n’a pas le droit de combattre le chômage qui nous submerge. Croit-on les peuples européens suffisamment sourds et aveugles pour continuer à soutenir cette Europe formidable ? Le désir d’Europe dont parlait Régis Debray ne peut pas aller jusqu’au suicide collectif.

 

Voilà pourquoi je dirai ici, dans ce colloque de République Moderne, que la réorientation de l’Europe n’est plus de saison. Quand autant de contre-performances, autant de désillusions, de déceptions, de cruauté contre les peuples, d’humiliations, ont été accumulées, ce n’est plus une réorientation dont nous avons besoin mais une restructuration en profondeur, comme j’ai dû le faire pour des entreprises en faillite : on ne cherchait plus à les réorienter sur leur marché, à leur trouver un nouveau directeur du marketing, on les restructurait. Les actionnaires payaient. Les salariés souffraient, une dernière fois, mais l’entreprise pouvait retrouver le chemin de la croissance.

 

C’est dans cet état d’esprit que, comme ancien serviteur d’un pays moyen, la France, dans un pays-continent, l’Europe, je viens apporter mon témoignage. La politique étant l’esprit de la France, comme l’a dit Stéphane Rozès, c’est à nous de restructurer l’Europe. Cette restructuration nécessaire ne viendra de nulle part ailleurs. C’est d’ailleurs ce qu’attendaient de nous nos amis et alliés – ils me l’ont assez dit et confié – pour obtenir un meilleur avenir. Si nous ne voulons pas nous replier dans notre patrie et si l’Europe doit rester notre avenir, pour reprendre la belle phrase de François Mitterrand, il sera bien sûr nécessaire que nous nous prescrivions des remèdes de cheval.

 

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Merci beaucoup à Arnaud Montebourg.

Puisque nous parlions d’un dialogue constructif, je note qu’il a mis une proposition sur la table en disant fortement que la réorientation n’était plus de saison et en prônant la restructuration. À soi seul cela mériterait que nous en dégagions les voies et moyens. Tu as évoqué l’humiliation des ministres et fonctionnaires grecs. Mais il faut voir comment les fonctionnaires de la Commission, surtout lorsqu’ils sont très proches du pouvoir des commissaires, parlent des administrations nationales, y compris lorsqu’ils en sont issus. Leur mépris se traduit d’ailleurs dans la fameuse notion de « réforme structurelle » : Tant que vous n’avez pas fait de réforme structurelle, on ne peut même pas parler avec vous ! Lorsque tu as parlé de la sécurité m’est revenue l’expérience récente du ministre de l’Intérieur lorsqu’il est allé plaider au Conseil des affaires intérieures européennes en faveur d’une réglementation du commerce des armes. La Commission européenne avait commis un groupe d’experts, lesquels avaient conclu que les armes étant une marchandise comme une autre, il n’y avait pas matière à réglementer les armes ! Je crois savoir que le ministre Cazeneuve a obtenu que ce soit remis en cause au Conseil Justice-Affaires intérieures suivant. Cela en dit quand même très long sur le délitement que nous avons accepté et le point où nous en sommes arrivés.

 

 

Michel De Vries

 

 

On a très peu parlé du Conseil européen. La Commission ne peut rien faire sans l’accord du Conseil. Les reproches que lui a adressés Arnaud Montebourg se retournent contre les gouvernements.

Stéphane Rozès, repris d’une certaine manière par Régis Debray, a semblé dire que l’imaginaire français était immémorial et que rien ne pourrait nous en faire changer. Or j’observe que l’imaginaire allemand a profondément changé après 1945. Il doit donc être possible de réorienter l’Europe pour le profit de tous. Il été rappelé qu’on a aidé l’Espagne et le Portugal au moment de leur intégration. Mais à l’époque les gouvernements ne s’opposaient pas à une augmentation du budget européen.

 

 

 

 

Jean-Pierre Brard

 

 

Tout cela était fort intéressant. Il n’y a pas eu de renégociation du Traité après 2012 faute de volonté. J’étais à Berlin en décembre 2011-janvier 2012 dans le cadre des relations entre le Bundestag et l’Assemblée nationale. Norbert Lammert, Bernard Accoyer, étaient présents. Je peux témoigner que les Allemands s’attendaient à devoir renégocier le traité. Je me rappelle une rencontre fortuite, sur un trottoir, rue Aristide Briand, avec un François Hollande en pleine campagne. Amabilités d’usage puis je lui dis « Si on veut s’en sortir, ce n’est pas de rafistolage dont nous avons besoin mais de rupture ». « Gagnons les élections, on verra après. », me répondit-il. On voit, en effet ! Et le fait d’être allé à Berlin uniquement pour commettre une génuflexion devant Sainte Angèle de Germanie nous amène aussi au résultat que nous voyons aujourd’hui.

 

Je ne suis pas d’accord avec Arnaud Montebourg sur un point. Il n’y a pas d’un côté des choix et de l’autre côté l’application des règles. L’application des règles est un choix. C’est le choix d’appliquer des règles néolibérales. On se cache derrière des règles quand on manque de courage politique. Si on veut en sortir, il faut nommer les choses, justement, pour aller aux ruptures nécessaires.

 

L’apport des uns et des autres, dans la discussion de ce soir – n’est-ce pas Régis – est toujours lumineux. J’entends la description horrible des « trois indépendantes »… mais il est temps de reprendre la Bastille, La Banque centrale et la Commission européenne, au plus tôt  si on ne veut pas que toutes ces affaires finissent très mal ! En effet, on ne tient pas les peuples sous le couvercle, la marmite finit toujours par exploser, de façon souvent imprévisible, peut-être plus rapidement chez nous que chez nos amis Teutons qui, on le sait bien, ne peuvent pas franchir une pelouse protégée par une pancarte « interdit de marcher ».

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

C’est la menace « du bas vers le haut » dont parlait Stéphane Rozès. Je retiens dans votre intervention l’occasion ratée en 2012. Il est tragique qu’à ce moment-là, le Président de la République et le parti majoritaire qu’il a derrière lui n’aient pas exigé une renégociation du TSCG à laquelle en effet les parlementaires allemands s’attendaient et à laquelle les Américains poussaient, d’ailleurs, à travers le G8. Mais cette occasion manquée est la troisième d’un chapelet d’occasions manquées, la première étant 2005, lorsque la majorité des sympathisants de l’électorat de gauche, notamment des sympathisants socialistes, rejetèrent la constitution européenne, le Parti socialiste avait une occasion nécessaire de revoir son « logiciel » sur cette question, de reconnaître les dysfonctionnements de l’Europe et de reprendre ses fondamentaux.

 

En 2008, la crise financière fut une deuxième occasion en or pour revoir les choses dans une optique plus volontariste sur le plan économique et mieux orienté par rapport aux politiques structurelles européennes. La troisième occasion est celle que vous avez décrite, dont le résultat est une véritable tragédie, lorsqu’en 2012, au lieu de prendre le tournant nécessaire, le Président élu et derrière lui le parti majoritaire, avec l’UMP, ratifient le traité qui avait été négocié par Nicolas Sarkozy. Je ne dis pas cela pour personnaliser les responsabilités mais parce que ce tournant était « le coup de trop ». Les Français ont alors compris qu’aucun des deux grands partis d’alternance ne voulait réorienter l’Europe et ils ont intériorisé l’idée (qui a couru le fil de plusieurs interventions) que l’Europe et leurs gouvernements, c’est un peu la même chose : leurs gouvernements ont intériorisé les règles européennes de telle sorte qu’ils les reprojettent ensuite sur le théâtre de la Commission ou du Conseil, dont il faudrait naturellement analyser les allers et retours. Les Français ont compris que l’Europe n’est pas juste un diable qui leur veut du mal…

 

L’euroscepticisme français vient de loin (plus de vingt ans). Mais en 2005 les Français ont compris que l’Europe et les politiques nationales tiraient dans le même sens et que le TSCG exprime l’intériorisation dans nos règles les plus fondamentales – y compris dans la loi de programmation des finances publiques – de l’abaissement de la souveraineté, non seulement théorisé mais perçu et compris par les Français comme voulu par leurs gouvernements, pas seulement dans la résignation mais dans une sorte de volonté proactive pour arriver à ce qui est finalement une stagnation tant politique qu’économique.

 

 

 

Charles Coutel

 

 

Merci pour cette belle initiative. On doit aux Lumières d’avoir lancé deux avertissements : la vertu comme capacité d’aimer les lois et de se sacrifier pour l’intérêt général. Mais le grand Montesquieu accompagne cette définition de la vertu par un avertissement qu’il est difficile de présenter brièvement. Il appelle cela l’amplification (l’individu – sa famille – la Nation – l’Europe – l’Humanité). Quand une instance est en crise, on ne regarde pas au-dessous mais au-dessus, en haut. France en grand, France en haut !

L’européisme est un effondrement de l’humanisme qui a régressé dans un humanitarisme kouchnérien lamentable. La question de la ré-institution est simple : nous devons sortir de ce nombrilisme européiste (même critique, parce qu’on finit par ressembler à qui on s’oppose). Péguy, en 1913, parlait de l’orléanisme, la capacité qu’a une branche cadette de tuer la mémoire de la branche aînée. Le drame, la dépression de la France est bien sûr de ne pas pouvoir régler la question des instances (famille, nation…) mais surtout d’avoir l’embarras d’un choix diabolique entre l’orléanisme de gauche (le hollandisme est une dégradation du mitterrandisme qui lui-même était une dégradation du jauressisme) et l’orléanisme de droite. Si nous ne sortons pas de l’orléanisme comme organisation d’État, de l’inculture dont parlait Régis Debray et de l’antiintellectualisme promu par l’actuelle ministre de l’éducation nationale, nous ouvrons un boulevard à Marine Le Pen. Où critique-t-on le pédagogisme au mieux ? Chez nous, à République Moderne, et dans d’autres instances comme Debout la France et, malheureusement, au Front national. Je souhaite pour ma part que nous nous organisions en force politique, et pas simplement en force intellectuelle et que République Moderne préfigure un parti politique patriote, solidaire et républicain.

 

 

 

Stéphane Rozès

 

 

Il a été déploré que le Conseil européen n’ait pas été mentionné. Sans doute est-ce parce qu’il ne joue pas son rôle. Je vous renvoie au livre de Luuk van Middelaar , philosophe néerlandais, conseiller de Herman Van Rompuy quand celui-ci dirigeait le conseil européen. Il a la qualité rare et précieuse de pouvoir parler à partir d’expériences concrètes et d’interpréter le cours des choses. L’Europe fonctionne au travers de règles économiques, de procédures, de règles juridiques. Mais dès que survient un sujet grave comme une crise, la politique reprend les rênes. La politique rassemble autour d’une table des dirigeants souverains qui, représentant des nations, portent en eux, incarnent une histoire, une mémoire, consciemment ou inconsciemment. Ils vont trouver une solution parce que le sujet est : Avons-nous encore quelque chose à faire ensemble ? Voulons-nous toujours faire des choses ensemble ? Ensuite les techniciens juristes, les économistes, rentrent dans le rang au service du politique.

 

Lors de la crise grecque, les mécanismes mêmes de rappel au dernier Conseil européen précédant la décision du référendum voulu par les gouvernants grecs, n’ont pas fonctionné. La question grecque n’était même pas à l’ordre du jour ! On a laissé un pays en confrontation directe avec les hommes de la technique financière. Or l’Europe, dans son génie, ne peut pas s’assembler par la technique parce que, justement, chaque nation a une âme et c’est le gouvernement des hommes qui fait le gouvernement des choses.

 

Autre réponse à une interpellation, je pense qu’à partir du moment où un peuple se constitue, son imaginaire : son appropriation du réel, est toujours le même mais bien entendu son contenu change avec le temps et le changement du réel. Le nazisme n’est pas une irruption diabolique dans l’histoire allemande dont la source serait le seul traité de Versailles. Le nazisme est l’expression radicale, inhumaine, la banalité du mal dont parle Arendt, de l’imaginaire allemand. Relisons ce qu’écrit Nietzsche sur l’Allemagne… Mon analyse, c’est qu’à partir de 1945, l’imaginaire allemand se transfère à l’économie. Au moment des menaces de « Grexit », j’ai eu l’occasion de dire au Président de la République que, pour bien parler aux Allemands, il ne faut pas leur parler à partir de l’imaginaire français. Les Allemands ne sont prêts à renoncer à une règle ou à une procédure que s’ils perçoivent un défi supérieur. Si le Président a réussi à faire en sorte que, momentanément, la Grèce ne soit pas sortie, c’est qu’il a utilisé une culpabilité de basse intensité en disant à Angela Merkel que si la Grèce quittait l’euro et donc l’Europe on dirait que c’était la faute de l’Allemagne. Il est toujours possible de proposer à nos amis allemands un nouveau défi politique, humaniste et économique à la hauteur de leur imaginaire.

 

On attend de la France des propositions pour une renaissance de l’Europe. Nous avons ce talent : le talent de la littérature, de la diplomatie, de la politique, de la poésie, engrammé en nous, y compris dans la langue française, dans notre construction syntaxique. Dans les multinationales, quand il y a un problème, on va chercher un Français parce que le génie français est de repérer et de résoudre un problème, par ce qui constitue la représentation qu’a le Français du réel, d’assembler des gens autour de la table et de trouver une solution. Ensuite, il vaut mieux ne pas confier à des Français l’application de cette solution… mais plutôt à des Allemands à partir d’une vision commune qui sans cesse font le plein d’expérience et peaufinent leurs savoir-faire. Ceci s’illustre parfaitement dans l’histoire d’Airbus. Nous avons conçu, nous avons pensé puis les Allemands ont laissé aux Français la gloriole, les postes honorifiques puis, par le « comment », par le partage d’expérience, peu à peu, ils se sont approprié Airbus. Ce n’est pas un problème que les Allemands soient les Allemands. Au contraire, on ne projette pas ainsi sur les Allemands ce que l’on est. Ce qu’il y a de terrible dans une illusion de la globalisation, c’est l’idée que les peuples qui renonceraient à ce qu’ils sont, s’homogénéiseraient. Je ne le crois pas. Je crois, justement, à ce qui agit les peuples dans leurs inconscients au travers des mémoires. Je ne crois pas que le numérique aplanisse les différences culturelles comme je le constate professionnellement. Je ne crois en rien que la technologie arase les mémoires des peuples.

 

Enfin, dernière question : Quel est le problème de l’Europe ? Nous ne sommes pas devant l’alternative qui oppose un universalisme qui empêche de comprendre ce qui se passe et le repli sur soi, l’identitarisme. Le sujet, c’est la nécessaire polyphonie européenne. Si j’appelle de mes vœux une renaissance européenne, c’est que je pense qu’un peuple, comme un individu, devient dangereux quand il est laissé à lui-même, il tourne en boucle. La prévalence de l’imaginaire allemand sur les modalités de la construction européenne est le danger auquel nous avons échappé in extremis avec le « Grexit ». Si la Grèce avait quitté l’Europe, le cercle politique de l’Union européenne se serait transformé en guichet économique. Après la Grèce, d’autres pays seraient sortis de cette sorte de « Loft » que serait devenu l’Europe. Parallèlement, l’Europe est devenue un supermarché régit par des règles uniques. Nous ne sommes pas sommés de choisir entre une vision universaliste qui nie les processus du réel, de la singularité des peuples et l’identitarisme, et le repli sur soi. Le sujet, c’est trouver des modalités de gouvernance et des politiques économiques qui fassent entendre de nouveau la polyphonie européenne qui fonde son génie et qui lui permettra d’exister à nouveau dans le monde.

 

 

 

 

 

 

Pierre-Alain Muet

 

 

La politique, c’est se mettre autour d’une table et discuter, nous disait Stéphane Rozès. Le principe vaut aussi pour la politique économique. Aucun État ne fonctionne autrement qu’avec un gouvernement qui prend des décisions de politique économique. Seulement, en Europe, on est allé extrêmement loin dans l’intégration économique, jusqu’à une union monétaire, mais sans l’adosser à un gouvernement capable de discuter de la politique économique pertinente pour cette union monétaire.

 

J’ai eu du mal, comme économiste, à voter Maastricht. Car je n’étais pas convaincu par l’idée d’une banque centrale indépendante ayant pour seul mandat la stabilité des prix et je savais bien que l’Europe n’était pas une zone monétaire optimale, comme le soulignaient les économistes. Mais pour moi, l’union monétaire n’était pas un projet économique mais un projet politique. C’était une façon d’avancer dans la construction politique au sein d’un ensemble de nations qui voulaient aller plus loin dans l’intégration politique. Hélas, ce n’est pas ce qui s’est passé. On a continué jusqu’au bout une intégration économique qui a finalement mis les États en concurrence, au lieu de construire les solidarités nécessaires à une union monétaire. Par « égoïsmes nationaux », je voulais dire que dans un espace économique où la coordination des politiques se limite à des règles budgétaires, rien n’empêche le développement massif de politiques non coopératives. Chaque pays peut améliorer sa situation au détriment des autres, en faisant de la concurrence fiscale ou de la concurrence sociale. La compétitivité, dans un espace où il n’y a pas de solidarité supranationale, conduit en fait à diminuer la solidarité au sein de chacun des pays. Il ne faut donc pas s’étonner que l’Europe soit devenue ce qu’elle est. C’est pourtant la solidarité qui était à l’origine de l’Europe avec la mise en commun du charbon et l’acier, puis le développement des fonds structurels qui ont permis la convergence vers le haut. Or, faute de créer les institutions adéquates au moment du passage à l’union monétaire, l’Europe s’est transformée en un grand marché qui a mis tous les États en concurrence. Dans ce contexte, le discours économique dominant est devenu celui des « réformes structurelles », c’est-à-dire le démantèlement des obstacles à la mondialisation dont le grand marché n’en est que la composante européenne.

 

Le terme « égoïsme national » est peut-être excessif, je suis prêt à l’amender. Mais il qualifie bien la situation d’une Europe à 28 qui a abandonné tout principe de solidarité entre nations.

À l’origine, Bretton-Woods s’était donné une règle fondamentale : empêcher des politiques non-coopératives. Si un pays dévaluait ou menait une politique de compétitivité outrancière, ce devait être discuté au sein des pays. Ce n’est pas ce qui s’est passé en Europe. Les dévaluations ne sont pas possibles au sein de l’union monétaire, alors on a fait des dévaluations salariales d’une totale absurdité. On n’a jamais mis au sein de l’Europe la règle essentielle qui consiste à interdire toute politique non coopérative.

 

Il est pourtant possible de conduire une politique de compétitivité qui bénéficie à tous. Un pays qui innove améliore sa compétitivité. Puis cette innovation se diffuse, les voisins en profitent à leur tour et rattrapent le niveau de compétitivité. C’est alors une politique de compétitivité qui tire tout le monde vers le haut. C’est ce qu’il faut faire en Europe et non ces politiques de compétitivité absurdes par les baisses du coût salarial que nous nous étions jadis interdites. Quand on a construit l’Europe, on s’était promis de ne jamais reproduire les politiques des années 30. C’est pourtant ce qu’on a fait parce qu’on n’a jamais été capable de réaliser la construction politique qui aurait été cohérente avec une union monétaire. Imaginez les États-Unis dans la situation européenne : une banque centrale et pas d’État fédéral. Les États américains seraient dans la même situation que nous. Seulement, aux États-Unis, il y a un président qui sait qu’il est responsable du chômage américain, qu’il a les moyens d’agir et qu’il sera jugé sur ce sujet, ce qui change tout.

 

Je ne crois guère à la possibilité d’un repli sur l’état-nation compte tenu du degré d’intégration économique atteint dans l’union monétaire. Si l’on veut une union monétaire qui ait un sens, et une politique économique qui marche sur deux jambes – la monnaie et le budget -, alors il faut construire un « gouvernement » et un « parlement » de la zone euro et développer en son sein les politiques de solidarité nécessaires.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Les égoïsmes nationaux ne se déploient que parce que l’ensemble des règles le permettent positivement et négativement. Positivement par les dépossessions de souveraineté nationale et négativement parce qu’on ne dessine pas un paysage dans lequel la coopération entre les États, entre les nations, permettrait de définir des politiques communes. L’égoïsme national joue peut-être mais il joue, me semble-t-il, dans un deuxième temps.

 

 

Michel Ottaway

 

 

Membre de l’association « Sauvons l’Europe », je crois en l’idée fédérale mais je ne crois pas en ses illusions. J’ai toujours déploré entendre certains jeunes camarades qui avaient fait Erasmus dire cette incongruité scandaleuse : « je ne suis pas français, je suis européen ». On n’est pas plus européen en étant moins français, moins allemand ou moins danois. Je crois que cet européisme, cette idée d’un peuple européen est morte. En revanche il manque à la zone euro un équivalent fédéral. Il y a une différence entre construire un État fédéral, comme les États-Unis, et construire une fédération d’États-nations qui reconnaisse la dialectique intelligente – qui pourrait être féconde – entre l’idéal européen et les États-nations. De ce point de vue une occasion a été manquée au moment de la chute du Mur de Berlin lorsqu’on n’a pas essayé de construire un ensemble plus vaste englobant la nouvelle Russie. Mais si on veut faire quelque chose de concret, on ne peut que se replier sur les États fondateurs et quelques autres.

 

Le diagnostic étant posé, que faire ? J’entends bien les propositions de revoir le rôle de la Commission, le rôle de la Banque centrale… Mais il y a les traités ! Sans doute faudrait-il restructurer plutôt que réorienter, mais dans le cadre des traités. À moins qu’on ne renverse la table !  Concernant le Parlement européen, je suis tout à fait pour l’existence nationale et l’idéal européen mais avec un parlement qui ne serait que la juxtaposition de délégations nationales je ne suis pas sûr qu’on aille très loin. Sans être européiste, sans croire à un seul peuple européen, je crois à l’idée de construire l’Europe avec des familles politiques, d’avoir un débat politique, qui a à peine été amorcé, avec quelques partis transnationaux, plutôt que d’avoir des délégations nationales claquemurées. En revanche, redonner un rôle à un dialogue institutionnel productif entre les parlements nationaux, le Parlement européen et les institutions est une piste prometteuse. Donc je suis tout à fait intéressé par cette restructuration-réorientation. On peut être très ambitieux mais agir dans le cadre des traités.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Je crois me souvenir que « Sauvons l’Europe » a été créé en 2005, moment historique où le « logiciel » aurait dû changer, où on aurait dû tenir compte de la volonté du peuple français, particulièrement d’ailleurs dans le camp progressiste. S’il ne s’agit pas de sauver les meubles, « Sauvons l’Europe » suggère quand même l’idée que l’Europe va si mal qu’il faut faire les choses autrement. Jusqu’à quel point ? Vous parlez d’une démarche empirique. Selon vous on peut encore, dans le cadre des traités, modifier les choses, revoir le fonctionnement du Parlement européen, toutes propositions que tout le monde doit pouvoir entendre et sur lesquelles on doit pouvoir discuter. Sans vouloir faire tabula rasa ni renverser la table, l’idée qui m’a paru ressortir davantage des interventions, c’est que l’Europe, telle qu’elle fonctionne, est quand même difficilement sauvable et que sans plusieurs réformes institutionnelles fondamentales on n’y arrivera pas.

 

Quelles réformes institutionnelles ?

D’abord celles qui remettraient le standard démocratique au centre du fonctionnement des institutions de l’Union. À cette fin, le Conseil européen, mandaté par le gouvernement, doit avoir véritablement la main sur la Commission, simple organe d’administration, de préparation et d’exécution. Aujourd’hui la Commission partage le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, ce qui dans le standard démocratique est tout de même une véritable monstruosité ! Il est aussi nécessaire que la Cour de justice européenne, n’imitant pas en cela nos juridictions nationales suprêmes, sache rester à sa place et ne pas faire de la norme un indépassable absolu alors que, justement, cette norme est mise en question devant elle. C’est un minimum institutionnel.

 

Vient ensuite le bloc économique dont a parlé Pierre-Alain Muet. Que faire avec une banque centrale faite pour un État fédéral, ce que l’Europe n’est pas, avec une monnaie qui fonctionne avec des paramètres jamais vus dans l’histoire, une monnaie qu’il faudrait donc restructurer ? Nous avons des propositions, avec Jean-Pierre Chevènement, pour avancer vers une monnaie commune, ce qui ne peut se faire sans modification des traités.

 

Reste la question des compétences qui ont été données à l’Union Européenne. On peut imaginer X gouvernements se retrouvant autour d’une table pour revoir les compétences exorbitantes conférées à la Commission. Je pense à une compétence qui figurait déjà dans le traité avant Lisbonne : la cohésion sociale ! Cela veut dire que tout État peut faire des politiques tendant à la cohésion sociale… à moins que l’Europe décide de s’en saisir et que la Commission prenne ses propres dispositions en matière de cohésion sociale, auquel cas l’État doit mettre fin immédiatement à ses politiques… Tout cela est insupportable moralement et intellectuellement : c’est totalement dépourvu de sens et cela conduit à la compétition entre pays, à l’absence de solidarité. C’est ainsi qu’on voit ces instances absolutistes venir imposer aux États les politiques qu’ils doivent mener. Ceci ne s’applique pas qu’à la Grèce : lorsque les fonctionnaires français vont à Bruxelles présenter le budget, on leur fait remarquer que le déficit reste excessif et on leur demande où la France en est des réformes structurelles !

 

Le discours sur les « réformes structurelles » est un langage codé qui désigne les réformes néolibérales, à commencer par les réformes du marché du travail. On y fait entrer aussi les réformes de décentralisation. Pourquoi la décentralisation est-elle apparue dans le paysage français d’une manière aussi brusque et aussi bousculée ? C’est qu’il fallait donner quelque chose à la Commission, montrer que la France faisait des réformes structurelles en créant de grandes régions (même si cela n’a aucun rapport avec la manière dont l’Europe dans l’ensemble est administrée).

 

Tout cela mis ensemble montre qu’on ne peut pas continuer sur cette lancée. Je crois que nous sommes tous d’accord pour chercher le moyen d’en sortir dans un sursaut patriotique à travers nos gouvernements. Je n’ai entendu personne ici en appeler à un grand soir, un lendemain où les peuples cesseraient d’obéir à cette méchante Europe qui les tourmente, dans un ciel qui les domine. Nous cherchons, à partir d’analyses qui nous sont largement communes, même s’il y a une gamme dans les critiques que nous faisons de l’Europe, comment nous pouvons promouvoir une modification de l’Europe. Non pas « Sauvons l’Europe », mais refaisons l’Europe ! Refaisons l’Europe sur des bases qui permettent aux nations d’exister, qui permettent d’abord à la nation française d’exister à travers les valeurs républicaines qui sont les siennes, valeurs de fraternité, de laïcité, qui permettent au peuple français de se souder. Il est en effet menacé de division par un certain nombre de règles et de politiques totalement absurdes présentées comme venant de l’Europe, en réalité venant des gouvernements qui admettent l’Europe telle qu’elle est.

 

Faire une « Europe européenne » est le deuxième thème de notre rencontre de ce soir. L’Europe européenne est l’équivalent de ce qu’on appelait naguère l’indépendance nationale. Car l’indépendance est le versant de la souveraineté nationale, comme l’a montré Carré de Malberg. Il n’est pas d’État doté de la souveraineté populaire ou nationale qui ne soit un État indépendant ayant gardé la compétence de la compétence. Un État peut transférer des compétences à travers un traité mais il peut aussi les reprendre. C’est ce qui différencie un État de plein exercice d’un État subordonné, de ce qu’on peut appeler juridiquement une province.

 

Enfin, l’Europe européenne est évidemment l’Europe-continent. L’Union européenne est à réformer, par des moyens fortement empiriques ou par des moyens doucement radicaux. Mais il reste la question de l’Europe-continent, ce pôle dont parlait Jean-Pierre Chevènement, entre les États-Unis et la Chine, un pôle qui peut apporter un modèle de civilisation, qui peut jouer son rôle dans la paix. Mais cette Europe – Jean-Pierre Chevènement l’a dit et personne ne l’a démenti dans l’assistance – ne peut pas se faire sans renouer fortement une relation avec l’Est du continent, avec la Russie, puissance nucléaire comme la France, puissance siégeant, comme la France, au Conseil de sécurité de l’ONU, puissance qui a une politique mondiale et, ajouterai-je, puissance avec laquelle nous parlons depuis trois cents ans. On ne voit pas pourquoi, en ce début du 21e siècle, héritier des dérives du droit d’ingérence du dernier tiers du 20e siècle, nous cesserions brusquement de parler avec le seul pays qui puisse donner au continent européen sa place dans le monde à travers une globalité. Nous n’y arriverons jamais avec une Europe des vingt-huit plombée par les pays de l’Est auxquels elle s’est ouverte très vite, très largement et très imprudemment, dont les économies sont largement hétérogènes avec celles des autres États. Pierre-Alain Muet a rappelé qu’au moment d’intégrer l’Espagne et le Portugal on avait mis de la solidarité pour essayer de faire une Europe conforme au modèle des pères fondateurs. On ne l’a pas fait pour les anciens PECO. On a transféré beaucoup de fonds mais on n’a pas eu ces formes de recherche d’intégration dans l’Union européenne. Par conséquent, nous n’avons plus d’autre choix que celui d’une Europe à géométrie variable centrée sur quelques pays qui peuvent avancer ensemble, y compris avec des transferts de compétences, tout en intégrant les vingt-huit dans un ensemble plus large, celui du continent européen incluant la Russie. Ce serait le seul moyen pour l’Europe-continent de parler à l’Afrique, de parler au monde méditerranéen, voire aux grands blocs des pays émergents (Inde, Brésil…).

 

Si nous n’avons pas cette ambition-là nous n’y arriverons pas. Et cette ambition suppose que la France ait une politique mondiale. Si la France ne se projette pas dans le monde, elle n’arrivera ni à pousser une réorientation de l’Union européenne ni, encore moins, à faire du continent européen lui-même cette Europe européenne, indépendante des grands blocs, créant en elle-même un modèle de paix, ce civilisation, de fraternité si possible, mais un modèle différent, plus conforme à son histoire. L’histoire de l’Europe pourrait alors rejoindre l’histoire des nations.

 

 

Jean-Pierre Chevènement

 

 

Le moment est venu de conclure. Je prie ceux qui auraient aimé faire rebondir le débat de ne pas nous en vouloir. Le débat a clairement montré que certains pensent qu’une réorientation est possible tandis que d’autres croient à la nécessité d’une restructuration. On entend par restructuration une rupture avec le texte actuel des traités. Il faut un peu de courage pour aller dans ce sens-là, et être conscient qu’il y aura inévitablement des secousses.

 

J’ai bien écouté Pierre-Alain Muet qui nous fait toujours l’honneur d’analyses extrêmement fines. Je pense qu’il faut faire attention à ne pas confondre l’Europe avec les États-Unis. Les États-Unis, à l’origine treize colonies anglaises, rachetèrent la Louisiane, qui allait jusqu’au Mississipi ; ils ont ensuite fait la guerre au Mexique et repris tout le sud ; ils ont chassé les Indiens jusqu’au Pacifique et racheté l’Alaska… mais il y a une homogénéité. L’Europe, aboutissement de millénaires d’histoire, requiert que l’on procède avec plus de flexibilité, plus de souplesse, sur un certain nombre de plans, en tenant compte des réalités, qui sont diverses. Il faut se donner un peu de temps mais avoir en tête le projet. L’unification italienne, l’unification allemande ne se sont pas faites en un jour. Cela s’est fait aussi à travers des secousses et peut-être grâce à la solidarité.

 

Nous remercions nos invités, pour leurs interventions vraiment magnifiques et percutantes, et le public très nombreux, resté jusqu’à une heure tardive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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[1] La gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France (2012-2014), Alain Supiot, éd. Fayard, mars 2015.

[2] Continuer l’histoire, Hubert Védrine, éd. Flammarion, 2008

[3] Le capital au 21e siècle, Thomas Piketty, Éditions du Seuil – Septembre 2013

[4] Madame H, Régis Debray, éd. Gallimard, 2015

[5] L’erreur de calcul, Régis Debray, Éditions du Cerf, 2014.

[6] Démocratiser l’Europe, Antoine Vauchez, coll. « La République des idées » éd. du Seuil, 2014.

[7] Reçu en septembre 2011 par le Premier ministre François Fillon qui entamait une série de consultations sur la « règle d’or » budgétaire, Jean-Pierre Chevènement déclarait à la presse : « J’ai expliqué au Premier ministre que la règle d’or, qui est pour moi une règle d’airain, aurait inévitablement des effets déflationnistes, qu’elle était très rigide, qu’elle nous conduirait à mettre le doigt dans le fédéralisme budgétaire qui serait en réalité un carcan coercitif ».

[8] Titre de la thèse de Claude Digeon : La crise allemande de la pensée française (1870—1914), publiée aux PUF.