[Tribune collective] La République n’est pas à la carte
La République n’est pas à la carte
TRIBUNE. Retrouvez la tribune collective publiée dans Libération ce 24 mars 2021.
Le Parlement vient d’adopter une loi organique qui autorise les collectivités volontaires à maintenir des dispositions législatives qui ne s’appliquent pas sur le reste du territoire français. Le principe d’égalité devant la loi est menacé, estime ce collectif d’universitaires.
A l’heure où, face au séparatisme, il est bon de rappeler que la loi s’applique à tous, le Parlement vient d’adopter une loi organique «relative à la simplification de l’expérimentation» qui permet aux collectivités volontaires de moduler de manière définitive la règle législative applicable sur leur territoire.
Loin d’être technique, une telle évolution est porteuse de périls pour l’unité de la loi et l’égalité devant celle-ci. Alors que la forme républicaine de gouvernement exige depuis 1789 que la loi soit la même pour tous, la loi organique instaure une possibilité de différenciation négociable et adaptable selon les ambitions des élus locaux et leur capacité à mobiliser des relais gouvernementaux.
Retour vers l’Ancien Régime
Jusqu’à présent, les expérimentations avaient un caractère temporaire. Quant au droit local d’Alsace-Moselle, héritage de l’histoire, il ne peut être modifié, comme l’a jugé le Conseil constitutionnel, que pour se rapprocher du droit commun. La loi organique porte en germe le développement d’un droit local dans les collectivités volontaires, permettant ainsi le retour à une France où, comme l’écrivait Voltaire, «on change de loi presque autant de fois qu’on change de chevaux de poste».
Cette régression vers l’Ancien Régime est par ailleurs source d’insécurité juridique. Qui pourra demain se vanter de connaître la loi applicable sur un territoire donné ? De la lisibilité de la loi dépend pourtant, outre sa bonne application, l’adhésion à une communauté civique et un commun sentiment d’appartenance à une unité politique.
Si, pour tenter de se garder d’un motif d’inconstitutionnalité, le texte prévoit que l’égalité des citoyens devant la loi ne pourra être altérée, la garantie semble bien insuffisante. La loi, est-il affirmé, ne pourra prévoir, d’un territoire à un autre, que des citoyens dans une situation identique soient traités de manière différente. Mais cette identité de situation laisse la porte ouverte à un grand flou dans l’interprétation. On pourra par exemple justifier la pérennisation d’une expérimentation dans telle ou telle collectivité en faisant valoir que le retour au statu quo ante lui causerait un dommage spécifique. Un autre risque de la différenciation est qu’elle accroisse l’inégalité des citoyens devant les services publics. Les collectivités les plus riches voudront, dans leur intérêt propre, assumer plus de compétences. Les collectivités les plus pauvres, craignant les coûts engendrés par l’exercice de nouvelles compétences, ne pourront répondre à cette compétition.
«Vérité en deçà des Pyrénées…»
Par ailleurs, les délégations de compétences risquent d’entraîner des évolutions locales indésirables du service public. Le gouvernement dit envisager la dévolution du réseau routier national aux départements volontaires, ouvrant la voie aux concessions. N’est-ce pas, pour l’Etat, une façon de déléguer aux collectivités le soin de prendre des mesures impopulaires ?
La loi organique servira d’argument aux élections régionales. Certains élus font ainsi campagne pour doter la Bretagne d’un statut sur mesure. Que dirait-on d’un élu de Seine-Saint-Denis promettant d’adapter localement les lois aux revendications de ses électeurs ? Aura-t-il les mêmes relais au sein du gouvernement pour faire adopter ses choix de différenciation ? «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.»
Par ailleurs, le texte adopté méconnaît l’esprit de la disposition de la Constitution qu’il est censé préciser. Cette disposition est relative aux expérimentations. Dans les débats de 2003, quand elle fut adoptée, il était clair pour tous les intervenants qu’une expérimentation devait soit être généralisée, soit être abandonnée après son évaluation. Or le nouveau texte prévoit qu’un dispositif expérimental peut être pérennisé, fût-ce par une seule collectivité. Le gouvernement en a tellement conscience que la possibilité de pérennisation sans généralisation figurait dans le projet de révision constitutionnelle de 2018.
A l’heure où notre pays a tant besoin d’unité, ne peut-on avoir quelques égards pour l’unité de la loi, inhérente à l’indivisibilité de la République ? Au moment où la crise sanitaire et économique impose à chacun le respect de fortes contraintes, est-il prudent de faire de la dérogation la règle ? En un temps, enfin, où nombreux sont ceux qui aimeraient plier la loi à leurs revendications catégorielles ou communautaires, faut-il ouvrir une brèche dans l’uniformité de son application territoriale ?
Signataires :
Eric Anceau, maître de conférences (HDR) en histoire contemporaine à Sorbonne Université; Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Commission des lois de l’Assemblée de 2012 à 2017 ; Jean-Michel Bricault, maître de conférences en droit public à l’université de Reims ; Frédéric Farah, professeur agrégé de sciences économiques et sociales à l’université Sorbonne Paris 3 ; Alexis Fourmont, maître de conférences en droit public à l’université Panthéon Sorbonne ; Olivier Gohin, professeur de droit public à l’université Panthéon Assas ; Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’université de Rennes ; Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Panthéon Assas ; Stéphane Rozès, enseignant à Sciences-Po et HEC ; Jacques de Saint Victor, professeur d’histoire du droit à l’université Sorbonne Paris Nord ; Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel ; Pierre Steinmetz, ancien membre du Conseil constitutionnel ; Michel Troper, professeur émérite en droit public à l’université Sorbonne Paris Nanterre ; Benoît Vaillot, professeur agrégé d’histoire et doctorant à l’université de Strasbourg /Institut universitaire européen