« Une épidémie rappelle l’interdépendance des hommes » J-B Barfety (Conférence Gambetta)
L‘expérience du Covid-19 est enrichissante par les leçons anthropologiques que l’on peut en tirer, explique Jean-Baptiste Barfety.
Jean-Baptiste Barfety est enseignant à Sciences Po et fondateur de la Conférence Gambetta.
«Un grain de sable». En feuilletant la presse par temps de coronavirus, cette expression surgit immanquablement. À chaque incident rapporté, cette image d’un gigantesque mécanisme bien huilé, perfectionné, crachant fumée et rentabilité, qui soudain se bloque. Répétition de David et Goliath version boulons et engrenages, c’est aussi le résidu grossier dévoilant la fragilité de nos mécanismes économiques: pas de stock, logistique du juste-à-temps. La vertu comptable devient dépendance stratégique. En 2008, le battement d’ailes d’un papillon met par terre la finance mondiale. Aujourd’hui ce ne sont plus des ondes, des réseaux invisibles mais des corps, frottés à d’autres, grippant les rouages un par un, de proche en proche, dans une progression virale lisible sur planisphère.
Les avions lancés contre le World Trade Center le 11 septembre 2001, les crédits hypothécaires de la crise de 2008, le virus de 2020: à chaque beau mécanisme son grain de sable, dissipant l’illusion d’ubiquité d’un monde plat. En 2001, l’empire américain est frappé en son cœur avec des avions de ligne. La puissance militaire n’y peut rien: la globalisation qui fait sa richesse est aussi son talon d’Achille. En 2008, un système spéculatif prétend faire disparaître les risques par un mélange des titres sûrs et des créances risquées sur des familles pauvres. Les gagne-petit, poussés à s’endetter déraisonnablement puis écrasés par les remboursements, ont déclenché par leur faillite la chute du système entier, frappé par où il avait pêché – son opacité. Au regard du puissant mécanisme qu’il bloque, le grain de sable est dérisoire et c’est cette disproportion qui impressionne. En 2020, le virus n’est pas un grain de sable – ce qui tue n’est pas insignifiant – et le grain de sable n’est pas un virus, car plusieurs pays se sont mieux sortis du même mal. Les pays asiatiques, que nous jugeons parfois peu démocratiques, n’ont pas assigné leur peuple entier à résidence. Ils ont terrassé le virus grâce à des masques que notre État n’a pas su stocker et dont notre économie ne voyait plus l’intérêt.
Le masque, technicité dérisoire, conséquences majeures, situation grotesque: voilà notre grain de sable. Faute de masques pour se protéger, les biologistes libéraux ne pouvaient être mobilisés pour dépister le virus. Le pays fut alors privé d’un quart de ses capacités de test. Demain, il y aura sans doute des avalanches de masques importés, pour faire oublier qu’ils ont manqué au moment crucial. Le nombre de respirateurs artificiels a été triplé grâce à une commande massive et urgente. C’est heureux, mais l’empressement en cette matière tranche singulièrement avec le dédain à l’égard de la production de masques. Cette fascination pour la technologie et la répugnance pour les machines textiles rappellent cet ancien patron d’Alcatel, qui déguisait son penchant délocalisateur en des chimères d’entreprises «sans usines».En 2001, menace mobile: les aéroports deviennent des forteresses – caméras, scanners à rayons T, fouilles corporelles. En 2008, menace financière: les banques centrales bombardent des liquidités. À chaque crise, l’artillerie lourde s’installe, pour une durée indéterminée. En 2020, faute de masques, les libertés d’aller et venir sont suspendues et le confinement redoublé d’une surveillance policière. Les téléphones sont transformés en bracelets électroniques. Intelligence artificielle pour artifice de liberté. En 2001 et 2008 l’aviation de ligne et le crédit hypothécaire n’étaient que des déclencheurs. De même, le virus de 2020 est le révélateur d’une organisation vermoulue. Nos systèmes de production sont en cause. Leur élongation et leur optimisation poussées à l’extrême les privent de capacités d’adaptation. La course mimétique et spéculative aux biens de consommation est déconnectée des besoins durables. Hannah Arendt montre l’homo faber fabriquant les moyens de sa sécurité. Son œuvre le sort de la dépendance généralisée envers ses semblables. Au contraire, à force de vouloir tout, à tout moment, l’homo globalis finit par manquer de l’essentiel. La pénurie de masques en est le symbole.
À quoi bon produire les réacteurs nucléaires de nos sous-marins, si nous n’en fabriquons pas les turbines? Si cette précaution évidente a été abandonnée en matière militaire, nul ne s’étonnera qu’elle fasse défaut dans l’économie civile. La carence de capacités industrielles d’un pays expose sa population à tous les risques et dépendances. Aujourd’hui machines textiles, lits d’hôpitaux, médicaments et enzymes. Demain l’expérience d’une pénurie d’acier ou de composants électroniques nous fera mesurer, mais un peu tard, combien il eût été nécessaire de garder des hauts fourneaux et semi-conducteurs et la coupable légèreté de s’en être privés. Les industries stratégiques ne sont plus seulement définies par la haute valeur ajoutée, les brevets pointus ou les approvisionnements sensibles pour la défense. Comme le dernier café du village devient indispensable et peut faire l’objet d’une subvention, le maintien de capacités de production dans une multitude de secteurs est stratégique pour notre résilience en cas de crise. Au lieu d’appliquer des logiques comptables à toute activité, comparons systématiquement les économies de bouts de chandelles avec les conséquences potentiellement mortelles de l’absence de stocks.
A la fin du XIXe siècle, Léon Bourgeois, déclare que «l’individu isolé n’existe pas». Les recherches de Pasteur sur la contagion microbienne montrent l’interdépendance entre les hommes. Les plus favorisés sont ceux qui profitent le plus de l’organisation sociale et ont le plus à perdre à son délitement. Ils n’aident alors plus les faibles par pure philanthropie, mais éloignent la redoutable dépendance microbienne par l’heureuse solidarité sociale. Un temps oubliée, cette interdépendance saute aux yeux en période d’épidémie. Les impôts nécessaires aux services publics, auxquels les plus favorisés auraient dû consentir par civisme, sont devenus leur intérêt bien compris. À Londres puis à Paris, la construction des égouts, longtemps repoussée en raison de son coût, est décidée après les épidémies de choléra de 1854 et 1892. Va-t-on aujourd’hui tenter de répondre à une épidémie par des dispositifs privés et individualisés, négation de ces solidarités?
Le virus rappelle l’interdépendance des citoyens, riches ou pauvres, se croisant dans les rues et commerces, ainsi que notre dépendance collective à l’économie asiatique. Le symbole de la connexion planétaire des productions et des menaces pourrait être… le postillon. Ce n’est pas seulement la gouttelette de salive porteuse du virus, dont le masque, la distanciation ou le confinement nous gardent. C’est au sens premier le conducteur d’un cheval de poste chevauchant de ville en ville pour assurer la circulation des passagers. Le relais de poste – point d’arrivée pour le passager – est pour ce tâcheron payé au pourboire le départ d’un chemin inverse avec les deux chevaux. Le second sens du mot viendrait du fait que la salive précède les paroles, comme le postillon ouvre la voie au voyageur. Sans doute aussi parce qu’il était peu raffiné, ce joyeux drille a donné son nom à nos projections baladeuses.
Ce que nous appelons globalisation n’est qu’une suite de postillons, aux deux sens du terme. Une chaîne de corps qui triment à faire circuler hommes, capitaux et marchandises. La globalisation, élaborée sur écran numérique, se croit dématérialisée. Mais les préparateurs de commande, chauffeurs routiers, livreurs à vélo et ouvriers lui donnent corps. Ce sont nos postillons du XXIe siècle. Temps gagné par les uns aux dépens des autres. Chaque gain de temps en un clic pour le client, alourdit leur charge. La globalisation des voyageurs et des marchandises est un réseau qui transmet tout aussi vite les menaces. Lettres à l’anthrax, virus informatiques et zoonoses virales: très minoritaires, elles suffisent à gâcher toute conversation mondiale. Elles se diffusent le long d’une chaîne humaine au travail, par les tâcherons que les nantis redécouvrent alors. Pour éclairer les défaillances des chaînes de valeur et maillages disciplinaires, exit la métaphore éculée du grain de sable, place à celle du postillon – à la fois ce qui anime un système et peut lui échapper soudainement.
La gouttelette et le tâcheron sont l’avers et le revers du réseau global. Ils illustrent le danger de reporter nos problèmes sur plus vulnérable que soi. Aux caissières, la patrie reconnaissante. Applaudissements et trompettes. Mais aux caissières surtout les risques épidémiques, les cadences infernales et la paye minable. Notre économie ressemble moins à un globe – où la roue tournerait – qu’à un entonnoir, où chacun reporte son poids sur ceux du dessous. Où les problèmes communs ne pèsent pas sur le collectif mais ruissellent sur les rangées inférieures, écrasées par les contrôleurs, consultants et supérieurs – pardon les «partenaires». La véritable théorie du ruissellement est celle-ci: il y a toujours plus précaire sur qui faire retomber les galères. Au XIXe siècle, les accidents du travail sur lesquels le législateur fermait les yeux. Aujourd’hui contamination au travail, faute de masque et demain le retour des licenciements boursiers? Dans une cascade de mépris, le cocher de diligence méprisait le postillon à cheval, chahuté et exposé aux intempéries. Nous nous estimons heureux que d’autres pratiquent pour nous les activités risquées et pénibles. La crise est là pour nous rappeler qu’on est toujours le postillon d’un autre.
Au bout de l’entonnoir, nos inconséquences ruissellent sur le bas de l’échelle sociale et naturelle. Car elles rongent aussi les maillons les plus faibles de la chaîne du vivant. Le bûcheron vendant l’équivalent de son huile de coude, oublie que la valeur est l’arbre qui pousse et non le bois qu’il en tire. Le braconnage et l’élevage intensif réduisent l’autre vivant à une ressource. Ce mépris de l’altérité nous conduit à inscrire un jour des humains au tableau de chasse. L’un s’octroie une antilope comme trophée de chasse, l’autre se paye un subordonné comme démonstration de pouvoir. Chaque espèce marque son territoire par sécrétions, l’humain marque le sien par postillons.
Le monde se focalise sur les risques nucléaires, biologiques et terroristes et nous redécouvrons les fondations invisibles de la société. Au lieu d’un danger inconnu et extérieur, c’est l’attitude négligente à l’égard des membres, en apparence insignifiants, de notre corps social qui nous menace. Notre action collective doit renouer avec ces fondations invisibles. Un État remplissant son rôle, celui d’assurer la continuité quoi qu’il en coûte, n’est pas tenu de prévoir l’imprévisible. Seulement d’être prévoyant, c’est-à-dire a minima de stocker. Avoir une armée en réserve, des masques en stock et des lits d’hôpitaux disponibles c’est-à-dire – horreur – inutilisés. Le moindre virus bizarre de l’autre côté du globe doit déclencher des procédures préventives, des commandes de matériels. Pour un Ministère de la Santé dont la raison d’être est le soin et la prévention, la crise est un moment attendu qui donne un sens profond à sa mission. Mais dans un État obsédé par la concurrence, dont l’unique «règle d’or» est budgétaire, la crise n’est pas regardée comme l’appel du devoir, mais comme une perte potentielle de chiffre d’affaires, de compétitivité. Alors les petits chefs font le gros dos, détournent le regard et attendent que ça passe, pour pouvoir retourner à leurs indicateurs.
Face à la crise, les habitudes sont à craindre, plus que l’inconnu. Il faut donc une résolution forte, capable de dire «maintenant c’est différent, maintenant c’est important». Une souveraineté capable de faire exception aux règles d’or. Le «princeps» est l’étymologie commune au Prince et au principe: occuper la première place, c’est déterminer ce qui doit primer dans l’organisation sociale — face à l’épidémie, balayer d’un revers de main le ronron des modèles économiques tarifant la vie humaine et estimant le nombre de morts acceptables. Décider, quoi qu’il en coûte, de sauver les vies.
Mais comment le savoir, comment le sentir quand l’organisation sociale est automatisée? Le gouvernement qui décide selon des principes, a cédé le pas à la gouvernance qui régule selon des indicateurs. Quand la représentation nationale ne fixe plus le cap, l’économie est laissée dans les mains des milliardaires. Saturés de possessions terrestres, les gourous de l’époque courent après l’inaccessible – tourisme spatial, immortalité biologique et posthumanité. La France exporte des biens de luxe, équipe un voisin en réacteurs nucléaires — mais les Français n’ont pas de masques. Notre économie a mis la dentelle avant les chemises. Il faut quitter la science de la «gouvernementalité» pour l’art du gouvernement. Un art dépasse toujours l’application de règles: l’homme d’État respecte les libertés publiques sans subir aveuglément la contrainte de procédures utilitaires. Un homme seul ne peut résumer cet art, qui est celui d’institutions à l’écoute du territoire, même rugueux, et des gens de métier. Ce sont les caissières qui ont réclamé et obtenu la pose d’écrans en Plexiglas, qui évitent les contaminations, aussi des clients.
Singapour, qui pensait avoir bien contenu le virus, a dû prolonger son confinement en raison d’une deuxième vague: le gouvernement avait omis les travailleurs migrants vivant dans des conditions insalubres. Foyers surpeuplés égalent contagion maximale. Cela ne serait sans doute pas arrivé si ces individus avaient eu leur mot à dire dans l’organisation du travail, s’ils avaient été membres de syndicats à mêmes de signaler ce danger. L’expérience que nous faisons dans notre chair de l’interdépendance des corps, découverte au XIXe siècle, est un second moment Pasteur. Pour n’être pas condamnés à traiter éternellement les symptômes – sanction biologique de la relégation sociale – il faut en comprendre les causes.
La participation des femmes à l’effort de guerre a rendu intenable la posture de ceux qui leur refusaient le droit de vote, en persistant à les considérer comme d’éternelles mineures. De même, il est aujourd’hui grand temps que la voix de tous ceux qui font l’économie se fasse entendre dans sa direction. Le principe démocratique vaut depuis 1944 dans la nation pour tous les individus majeurs. Il doit aujourd’hui s’appliquer aussi dans l’entreprise, non seulement aux quelques-uns qui y consacrent de loin une somme d’argent, mais aussi à tous ceux qui y dédient leur temps et une grande partie de leur vie sociale. La prise de décision doit s’accorder à l’expérience infiniment variée des travailleurs ordinaires, «car le plus modeste travailleur sait sur sa tâche des choses que son supérieur ignore», comme l’écrit Alain Supiot. Le meilleur moyen de prévenir le délitement de l’organisation sociale dans ses maillons les plus faibles, c’est de leur donner accès au pouvoir de décision. La prise de conscience de l’interdépendance des corps oblige à organiser celle des intelligences. N’attendons pas la violence des épidémies pour écouter la connaissance du terrain, tirons les leçons non plus seulement sociales mais également politiques de l’interdépendance.
Le virus a dévoilé les fondations invisibles de notre société. En évitant au maximum les contacts humains, les consommateurs ont pris conscience de la valeur irremplaçable des travailleurs restant en poste. En se voyant malades dans un hôpital manquant de lits, les contribuables ont touché du doigt le caractère vital de ce qui n’était auparavant que des chiffres abstraits de dépenses publiques. En prenant conscience qu’en période de crise, ils pouvaient compter pour leur approvisionnement seulement sur les productions nationales, les citoyens du monde ont redécouvert le sens de la citoyenneté et l’importance du bulletin de vote. Un peuple peut toujours réviser ses institutions. Elles représentent un carcan seulement lorsque leurs principes ont été oubliés. Leur marbre sert à graver les leçons qu’un peuple tire de son histoire, pour que de mauvais rêve en mauvais rêve, les hommes ne soient pas tombés tout à fait en vain. Pour que l’industrie, le service public et la solidarité nationale ne soient plus oubliés, la voix de ceux qui les incarnent, leur prêtent vie au quotidien – par leur travail, leur savoir-faire et leur connaissance concrète – doit accéder à la prise de décision. Un siècle après Clemenceau, complétons sa formule: ils ont le droit d’exprimer eux-mêmes les droits qu’ils ont sur nous.