[Tribune] Le double langage de la Charte européenne des droits fondamentaux. Par M-F Bechtel

Ferme sur la libre concurrence en économie, faible sur les droits sociaux : la Charte européenne des droits fondamentaux « fête » ses dix ans d’application. Retrouvez la tribune de Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de République Moderne, dans Ruptures.

Parmi les bonnes fées qui se penchent sur les berceaux des peuples, européens il en est une qui fête ces jours-ci son anniversaire : la Charte européenne des droits fondamentaux. Négociée en marge du traité de Nice (2000), elle devait à l’origine apparaître dans toute sa gloire dans la défunte « Constitution européenne », brillant au fronton de ce grand œuvre. Pouvait-elle s’éteindre avec cette « Constitution » mort-née ? Impossible, ont pensé ses créateurs. Dès lors que la session de rattrapage était ouverte, il fallait nécessairement que la Charte en fût : n’apportait-elle pas, à elle seule, cette garantie de progrès vers le bonheur futur des peuples quoique ces derniers, par quelque malentendu incompréhensible, aient rejeté la Constitution ?

C’est ainsi que le Traité de Lisbonne a donné valeur obligatoire à la Charte depuis son adoption le 1er décembre 2009. Alors, dix ans de bons et loyaux services ?

Un colloque universitaire[1] sera très prochainement consacré au grand évènement qu’est nécessairement ce dixième anniversaire. A vrai dire, cette célébration risque d’être bien moins flatteuse que n’auraient pu l’espérer les pères de la Charte. On lit ainsi dans la présentation du colloque que « l’hypothèse pourra être confirmée ou infirmée (que) le bilan est mitigé ». Les participants sont invités à explorer « les domaines dans lesquels la Charte a eu une influence visiblement significative comme ceux dans lesquels les espoirs suscités par son invocation ont été déçus ».

Explorer ? Explorons !

La Charte se présente comme un texte ambitieux. Il est certes compliqué, pour ce qui est de son articulation, par les droits déjà proclamés avec libéralité dans la Convention européenne des droits de l’homme – sans parler de la redondance des deux textes… Mais quand on aime on ne compte pas. Pourtant, la Charte ne s’en veut pas moins l’aile avancée des progrès futurs non de l’esprit humain mais de l’esprit européen.

Pas d’avancée vers l’égalité réelle

Notons d’emblée ce que quelques critiques impénitents avaient souligné dès 2005 [2] l’inaptitude radicale de la Charte à faire progresser le droit par des avancées vers cette égalité réelle que l’on opposait jadis aux « libertés formelles ». Il n’était en effet que de lire le texte pour y voir la différence de traitement entre d’une part les droits « formels » – liberté de presse, d’opinion, de réunion, etc. – hardiment imposés à des pays qui, tel le nôtre, les avaient inscrits dans la loi depuis plus d’un siècle – et, d’autre part, les droits économiques et sociaux – droit au travail, à la sécurité professionnelle, à la protection contre le licenciement abusif, conditions de travail justes et équitables. Ces derniers, loin de figurer, comme les précédents, au fronton des exigences directement applicables sont sèchement renvoyés « aux traditions et pratiques (sic) nationales ».

Aucune avancée donc que ce soit dans la protection des travailleurs, sans parler des lénifiants « droits de l’enfant » sans portée et des droits des personnes âgées « à mener une vie indépendante et à participer (sic) à la vie sociale et culturelle ». Tout est proclamation, rien n’a de consistance. Et c’est également ainsi, dans un autre domaine, que ni la Pologne ni l’Irlande n’ont pu être contraintes par ladite Charte à adopter une législation permettant la libre disposition du corps humain, par la reconnaissance d’un droit à l’IVG : le texte, proclame en effet, dès son article 2, le « droit à la vie ». Des combats qui ont été menés dans ces deux pays, aucune trace et pour cause du rôle de la Charte : elle ne s’imposait pas au droit national. Quel progrès a-t-elle pu ainsi apporter aux droits fondamentaux ?

Nous sommes certes habitués avec cette Europe-là aux proclamations vertueuses et sans la moindre portée obligatoire, lorsqu’il s’agit des invocations rituelles dans les traités à la « solidarité », à l’« égalité » etc. Nous sommes aussi habitués, en contraste, aux règles de droit au contraire directement contraignantes lorsqu’il s’agit d’organiser le marché sur la base de la concurrence « libre et non faussée ». En ce sens le double langage de la Charte, qui, dans un même texte d’une cinquantaine d’articles, réunit avec art les libertés formelles surprotégées et des droits économiques et sociaux sans aucune consistance, est le témoignage le plus achevé de la schizophrénie institutionnelle européenne.

Refus du progressisme

On pourrait aller plus loin encore. Car s’il faut également, comme le proposent les organisateurs du colloque, tenter d’« identifier les domaines dans lesquels la Charte présente ou pourrait (sic)présenter une plus-value que cela soit sur un plan substantiel ou sur un plan procédural », l’honnêteté intellectuelle ne conduirait-elle pas tout aussi bien à s’interroger sur les moins-values ?

En voici une et non des moindres : la laïcité est sans existence aucune dans la Charte[3] ce qui revient à dire qu’il faut et qu’il faudra toujours combattre pour que cette dernière ne se solde pas, dans son application par les juridictions communautaires, par une régression.

La laïcité est en France, contrairement à d’autres pays, de valeur constitutionnelle : précisément la Charte était une belle occasion de la généraliser. C’est le contraire qui a été choisi car la Charte, dit son préambule, reconnaît les « traditions constitutionnelles communes aux Etats membres ».Un refus donc d’intégrer ce qu’il y aurait pu y avoir de plus progressiste dans telle ou telle Constitution. S’agissant de la laïcité, l’occasion a ainsi été perdue d’intégrer ce qu’aurait pu être l’apport d’un grand texte fondamental progressiste. Aucun supplément d’âme n’attend donc le lecteur attentif de la Charte.

Il ne reste plus qu’à attendre avec intérêt le colloque de Grenoble…

Marie-Françoise Bechtel, Vice-présidente de République Moderne


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[1] Université de Grenoble-Alpes colloque des 9 et 10 décembre 2019 consacré aux dix ans de la Charte

[2] Oser dire non à la politique du mensonge, Editions du Rocher 2005

[3] Qui reconnaît « la liberté de pensée, de conscience et de religion » en les mettant sur le même plan alors qu’en France la loi de 1905 fait de la liberté de conscience la matrice de la liberté de croire ou ne pas croire, surplombant ainsi la liberté de religion

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