[Chronique] Le souverainisme d’en bas. Par F Dedieu

Le souverainisme d’en bas

Chronique du dernier livre de Christophe Guilluy, Le crépuscule de la France d’en haut, septembre 2016, Flammarion, 253 pages.

Du faux ! Que du faux bâti par une élite, soucieuse de proroger le plus longtemps possible sa domination. Tantôt avec un plaisir malicieux, tantôt avec une précision clinique, le géographe Christophe Guilluy s’attache à démonter le plus grand trucage idéologique de la mondialisation : l’entreprise réussie d’éloignement et d’effacement des classes populaires par une nouvelle bourgeoisie métropolitaine censée vouloir le bien de tous. Quitte à passer pour un peu trivial, cette tromperie élitaire relève d’une d’habileté remarquable. Comment se draper dans les habits de l’ouverture à l’Autre et se murer dans des citadelles métropolitaines ? Comment flatter le peuple – ou mieux le « populaire » – et le réduire au silence ? Comment porter l’étendard de la démocratie et en refuser le verdict ? Comment associer aussi radicalement la morale à l’égoïsme sans choquer le moins du monde ? Christophe Guilluy fait un peu du Machiavel inversé. L’auteur du « Prince » écrivait à Laurent II de Médicis pour lui enseigner « le dressage » du peuple, Guilluy s’adresse à la France déclassée pour lui expliquer les astuces du « dresseur ». Et pour abuser les prolos, les bobos n’en manquent pas.

Première ruse, un peu usée mais comme rajeunie à chaque élection : le piège de l’alternance.  L’essayiste Jean-Claude Michéa parle d’ «alternance unique ». Les gouvernements virent au bleu ou au rose, jurent de changer mais aussitôt élus se plient au dogme libéral, aux valeurs américano-bruxelloises avec pour conséquence l’inexorable montée des inégalités sociales et le rejet à la périphérie territoriale et culturelle des classes populaires. Pour Guilluy, cette ruse fonctionne encore grâce à une alliance invisible entre la bourgeoisie « old school » et la bourgeoisie « new school ». La France des notables aux rondeurs balzaciennes peut défiler à « la manif pour tous » et se frotter à celle des bobos aux régimes diététiques mais l’une et l’autre s’entendent  sur l’essentiel : le libre-échange, la mondialisation et l’euro fort. Ficelle un peu grosse mais pour Christophe Guilluy l’immense majorité des médias et des universitaires ne veulent pas la voir.

Sur les méthodes employées, les deux bourgeoisies se distinguent : la première, celles du lierre aux fenêtres des belles bâtisses et des parquets encaustiqués assument et même revendiquent les différences de classe ; pas la deuxième, celle des néo-urbains aux discours truffés de « mixité sociale » et de « vivre-ensemble ». « Cette stratégie (…) permet d’évacuer le conflit de classes et de renforcer discrètement une position et une reproduction sociales » écrit l’auteur. Dans « la métropole heureuse », les élites cool reproduisent le grégarisme social des nantis d’autrefois mais de façon beaucoup plus sophistiquée : elles célèbrent ceux venus d’ailleurs mais les emploient à moindre coût dans des tâches subalternes et ancillaires ou contournent la carte scolaire sans ciller. « Proche de l’immigré mais pas trop » lance Guilluy. Au fond, le modèle métropolitain repose sur une sorte de contrat social inégalitaire entre le centre « gentrifié » et la banlieue décotée au grand mépris d’une France périphérique, celle des sous-préfectures désertées et, pour le coup, complètement exclues des richesses produites par la mondialisation.

Mais attention, subtilité supplémentaire, à cet éloge de l’émancipation, de la liberté et de la mixité sociale, la France d’en haut ajoute un long sermon de culpabilisation à l’adresse de ces mêmes classes populaires : leur triste sort viendrait de leur inadaptation sociale, culturelle et géographique. Pour résumer le propos de Guilluy, les pauvres se figent quand le reste du monde s’ébroue, ils se sédentarisent à l’heure du nomadisme. Or, dans le village global, tout reste possible pour peu de se connecter aux réseaux virtuels du net ou réels des métropoles. « L’idée est de justifier en douceur la relégation en laissant croire qu’habiter le Cantal ou à New York, c’est la même chose. Qu’à Guéret ou à Lyon, les champs du possible sont identiques, puisqu’on est également « connecté » ». Conclusion : les non-adeptes du « bougisme » ne doivent leur bannissement social qu’à eux-mêmes.  Or, il suffit de regarder les prix de l’immobilier pour comprendre leur hésitation à bouger : l’écart entre les métropoles (Paris, Lyon, Marseille …) et les petites villes s’accroît. Ils devraient vendre leur modeste pavillon pour louer un appartement à proximité des grandes villes. Un crève cœur ! Il faudrait y voir une assignation à résidence et non comme la plupart des économistes un « refus de la modernité », une « hostilité aux changements », une « tentation pour le repli ». A force d’entendre ces formules creuses et accusatrices, les classes populaires finissent même par y croire. « Faute de mieux » pour ainsi dire, les classes populaires de la France périphérique se recentrent alors sur l’essentiel, « un capital social et culturel protecteur ». Les valeurs traditionnelles de solidarité et d’entraide prennent alors le relai dans une sorte d’effervescence populaire non pour se distinguer de « ceux de la haute » mais tout simplement pour survivre. Face à la « mondialisation d’en haut », les classes populaires opposent un « souverainisme d’en bas ». Le poète portugais Miguel Torga, cité par Guilluy, en donne une sorte de définition avec cette jolie formule : « L’universel, c’est le local moins les murs ».

Certes, pour l’instant, la France périphérique semble plutôt s’emmurer dans le vote FN mais elle peut encore changer si des partis responsables changent aussi. Or, pour l’heure, ils ne semblent pas en prendre le chemin. Tout au plus une modification du discours mais avec un logiciel quasi-identique, une variante sur la forme, non une mutation sur le fond. Ce sujet de l’offre politique à destination des classes populaires aurait sans doute mérité un long chapitre pour qu’au crépuscule de la France d’en haut peut succéder le sursaut de celle d’en bas.

Franck Dedieu, délégué général de République Moderne.