[Entretien] « Quelle idée du service public s’imposera à l’issue de la réforme de l’ENA ? » M-F Bechtel
Entretien de Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de RM, ancienne parlementaire et ancienne directrice de l’ENA, au Figarovox. Propos recueillis par Eugénie Boilait.
Les élèves de la dernière promotion de l’ENA ont massivement fait grève le jeudi 9 juin. Pour l’ancienne directrice, le problème de la haute fonction publique est en réalité celui du modèle managérial, notamment imposé par Sciences Po depuis les années 2000.
FIGAROVOX. – Les élèves de la promotion Germaine Tillion ont déposé un préavis de grève à partir du jeudi 9 juin. Que vous inspire le mécontentement des élèves ?
Marie-Françoise BECHTEL. – Le mécontentement des élèves est un phénomène récurrent qui se manifeste traditionnellement au moment de la pression forte exercée par la procédure de sortie et d’affectation. Dans les circonstances actuelles, il est compréhensible que ce mécontentement s’alimente de l’angoisse de ne pas pouvoir se projeter dans une carrière dont les débuts et même pour partie l’accès ont été chamboulés. Au mécontentement traditionnel lié au classement de sortie s’ajoutent apparemment des incertitudes liées aux textes nouveaux qui régissent les carrières et dont la stabilisation n’est peut-être pas entièrement acquise.
Mais au-delà de ce ressenti, le vrai sujet est tout de même de savoir quelle idée du service public, c’est-à-dire de l’intérêt général, sera demain dominante. Il est possible que dans la contestation qui marque la sortie de cette première promotion de l’INSP qui est aussi la dernière de l’ENA, il y ait le sentiment plus ou moins conscient que la transition n’est pas seulement quelque peu chaotique – que cela soit ou non inévitable – mais aussi et surtout qu’elle manque de visibilité sur ce problème essentiel. Or, tant que la formation de la haute fonction publique sera dépendante du modèle imposé par Sciences Po au tournant des années 2000 pour accompagner le triomphe du néolibéralisme, cette question essentielle ne sera pas résolue ni pour les élèves ni pour le pays. Car il faut tout de même savoir ce que c’est que l’État, ce que l’on attend de lui en tant que moteur avant de descendre dans la mécanique du carburateur…
L’un des points les plus importants de cette réforme est la suppression des corps, à laquelle se substitue un corps commun. L’objectif est de «décloisonner l’administration» et de permettre plus de mobilité pour les futurs hauts fonctionnaires. N’est-ce pas positif ?
Décloisonner l’administration était certainement une nécessité. Il y a longtemps que de nombreux rapports ont appelé à faire enfin vivre l’interministérialité du corps des administrateurs civils (c’est-à-dire celui de la plus grande partie des élèves) sans que rien ne soit fait. Je remarque que si l’on avait fait cette réforme en ajoutant aux allées et venues entre corps, l’obligation, tout à fait saine en elle-même quoiqu’un peu naïvement présentée comme un mantra, de se confronter avec le terrain, on aurait obtenu il y a déjà longtemps une réforme satisfaisante de la haute fonction publique. Mais il ne faut pas confondre ce décloisonnement et cette ouverture avec la destruction de corps spécifiques qui sont porteurs d’une histoire et d’une mémoire de l’action publique, ses grands principes et ses réalisations (avec leurs qualités et leurs défauts). Je pense que c’est une erreur au regard de l’intérêt public et notamment celui de nos concitoyens dans les «territoires» comme on dit que d’avoir supprimé le corps préfectoral. Une chose est d’en ouvrir l’entrée (ce qui était déjà le cas), autre chose de supprimer la spécificité d’un métier en lien fort avec l’intérêt général.
Pour ce qui est du corps diplomatique dont la spécificité est également évidente, un accord a été trouvé. Ce dernier permettra au moins de préserver les vocations pour l’action internationale. Reste les inspections générales, autre erreur car il est curieux de mettre fin à cette forme d’indépendance au sein de ministères qui ont besoin dans leur action, d’un regard à la fois bien informé et indépendant. À l’heure où on met à l’honneur la culture de l’évaluation, il est singulier de se priver de cet outil. La disparition de l’inspection générale des finances quant à elle ne pose pas de problème car on peut être sûr que les fonctionnaires du Trésor continueront à la faire vivre sans le nom.
Cette ordonnance de réforme fragilise-t-elle la haute fonction publique ? Met-elle à mal l’attraction de la fonction publique ?
L’attractivité de la haute fonction publique a été de longue date mise à mal par la concurrence des écoles de commerce pour les jeunes aspirant à la performance ainsi qu’à une rémunération sans commune mesure avec celle offerte aux plus hauts fonctionnaires de l’État. On pouvait reprendre la main en revoyant les fondamentaux de l’action publique, en posant clairement le rôle et les missions de l’État, bref en créant un «attrait moral» car beaucoup de jeunes aspirent à autre chose qu’à être un jour au CAC 40. Mais le blocage se situe à Sciences Po devenue l’école du marché selon le projet explicite de son réformateur Richard Descoings au moment de la mondialisation triomphante assortie de l’auto dénigrement et de la démission des élites françaises qui ont laissé se relâcher leur lien avec l’État.
La réforme a également pour objectif de favoriser «l’égalité des chances». Qu’en pensez-vous ?
L’égalité des chances est un vrai sujet qui touche à nos fondamentaux républicains: comment faire en sorte d’attirer les meilleurs tout en s’assurant que tous ont eu leur chance, quel que soit leur niveau social, de parvenir à un niveau éducatif comparable? Les enquêtes de l’Insee montent que la démocratisation en marche dans les grandes écoles ainsi que dans les formations sélectives à l’université (agrégation, médecine, doctorats) décroît après les années 80. Je pense que la réponse est dans le système éducatif qui ne remplit plus son rôle d’ascenseur social. C’est donc à la base, à l’école, au collège et au lycée qu’il faut prendre le problème. La France est devant le défi de l’éducation. Il n’est certes pas inutile de donner des bourses et des encouragements mais cela vient très tard alors que le problème doit être pris à la racine. C’est l’école qui a fait la promotion sociale dans notre pays, or malgré quelques efforts méritoires ces dernières années, elle est en panne.
La grève des diplomates précède de quelques jours cette grève des futurs hauts fonctionnaires. L’État connaît-il une crise plus générale de sa fonction publique ?
Une certaine crise de la fonction publique est la résultante de tout cela. Pourtant notre pays croit en ses fonctionnaires et ceux-ci – à tous les niveaux — ont beaucoup à donner. C’est une vision claire de l’État et de ses missions au-delà de toutes les réformes de structure ou de circonstance – chacun les baptisera à son choix – qui peut réenclencher un cercle vertueux.