[Débat] Pour ou contre une proportionnelle intégrale aux prochaines législatives ?
Marie-Françoise Bechtel, Vice-présidente de République Moderne, et Benjamin Morel, Directeur des études de l’Institut Rousseau, donnent des éléments d’éclairage.
République Moderne : Êtes-vous favorable à une proportionnelle intégrale aux prochaines élections législatives ? Serait-ce la condition d’une meilleure représentation du peuple à l’Assemblée nationale ?
Benjamin Morel : De manière « cash », j’y suis favorable. Le scrutin majoritaire à deux tours est très injuste et crée de la colère. En réunissant 17% des inscrits au premier tour, l’actuelle majorité dispose de 60% des députés. Cela sape le sentiment d’adhésion au système. À l’exception de la Grande-Bretagne, la France est le seul pays européen à ne pas avoir un mode de scrutin proportionnel. L’argument de la stabilité gouvernementale ne tient pas. En Allemagne, Angela Merkel est au pouvoir depuis 2005 alors que le mode de scrutin allemand est à finalité proportionnelle. Le scrutin majoritaire à deux tours est emblématique de la IIIe République (qui ne brillait pas par sa stabilité) pour former des assemblées de notables à une époque où les partis étaient peu structurés. Le scrutin mixte est absurde, car il conduit à augmenter l’amplitude des circonscriptions créant une forte distorsion dans la représentation et une inégalité devant le scrutin. Pour autant la proportionnelle absolue, sans garde-fous n’est pas tenable. Pour permettre au pays de disposer de majorité, elle doit être modulée notamment à travers une prime majoritaire (10 à 20%) et un seuil de représentation (à peu près 5%).
Marie-Françoise Bechtel : La question de la proportionnelle n’a de sens que rapportée à la question fondamentale : comment assurer dans les meilleures conditions la représentation de la souveraineté populaire ? Faut-il privilégier la stabilité gouvernementale qui permet de mener à bien un programme approuvé par la majorité des Français dans le cadre, il faut le rappeler, d’une autre élection au suffrage universel, celle du Président de la République ? L’objectif est resté légitime jusqu’au moment où l’éclatement d’un système partisan à bout de souffle n’a plus permis d’élire des représentants du peuple suffisamment représentatifs de la diversité politique. La forte insatisfaction ressentie par de larges fractions de l’électorat pose une question légitime : quelles conséquences tirer de ce que, aujourd’hui, moins de 50% des électeurs sont représentés à l’Assemblée par des groupes parlementaires qui jouent vraiment un rôle dans le vote de la loi ? Faut-il permettre aux urnes de donner la traduction de la palette des sensibilités au risque d’une fragmentation du débat parlementaire ? En ce cas si le gouvernement doit composer pour obtenir des majorités à géométrie variable, comme sous la IVe République, n’est-ce pas l’abandon du projet collectif censé entériné par l’élection présidentielle ?
République Moderne : On entend bien le risque d’aboutir à une Assemblée trop fragmentée et incapable de servir le projet présidentiel qui a recueilli l’assentiment de la majorité des Français. Mais si la proportionnelle – y compris en considérant la prime majoritaire de 10 à 20 % et le seuil de représentation de 5 % proposés par Benjamin Morel – n’est pas la solution, que préconiser ?
« Revivifier le débat est le seul moyen de changer les majorités, le reste, un peu de proportionnelle ou pas du tout, n’est qu’un instrument second » Marie-Françoise Bechtel
Marie-Françoise Bechtel : Pour répondre à la contradiction majeure que j’évoquais, on peut certes songer à une proportionnelle dosée. Toutes les options ont été étudiées, notamment en 1993 dans le rapport VedeL La vérité est que nul ne peut anticiper ce qu’elle donnerait vraiment (on l’a bien vu avec le « parlementarisme rationalisé » dont les effets ont beaucoup étonné son auteur, Michel Debré). Mais que l’introduction de la proportionnelle ouvre une porte trop étroite aux sensibilités politiques diverses ou que, plus large, elle joue le rôle de cheval de Troie phagocytant le fait majoritaire, il reste qu’elle ne répondrait pas plus que l’actuel système à la vraie question, celle qui naît de la désespérante uniformité du débat politique. Sans doute le corps électoral se disperserait-il moins si les partis qui ont des chances d’obtenir la majorité offraient une alternative politique véritable, ce qu’ils ne font plus depuis une vingtaine d’années. Les Français sauraient trancher si on leur présentait des projets vraiment différents. Revivifier le débat est le seul moyen de changer les majorités, le reste, un peu de proportionnelle ou pas du tout, n’est qu’un instrument second.
Benjamin Morel : Je suis d’accord sur le fait que la proportionnelle n’est pas une fin, mais un moyen. Toutefois, il me semble que, justement, c’est un bon instrument pour raviver le débat. D’abord, car le scrutin majoritaire à deux tours favorise les formations centristes par la quête de l’électeur médian (électeur plus mythique que réel, soit dit en passant). Pour être élus, les partis se sentent obligés de converger vers lui et les électeurs contraints de voter utile dans le « cercle de la raison » pour se voir représentés. Par ailleurs, quand on prend les études comparatives sur les partis selon le mode de scrutin, on remarque que le logiciel programmatique des formations les identifie beaucoup plus dans l’opinion et qu’elles en changent moins. Cela crée également une plus forte adhésion et le sentiment que sa voix pèse. L’abstention est ainsi inférieure de 7,5 points, une fois les autres facteurs isolés, dans les États utilisant la proportionnelle. L’idée selon laquelle les partis négocieraient dans le dos du peuple une fois l’élection passée est en grande partie liée à l’expérience récente en Italie. Mais le jeu d’alliance italien est en fait relativement stable et l’instabilité systémique n’est pas tant lié au mode de scrutin qu’à la présence d’un mouvement politique à l’identité fluide, le M5S.
République Moderne : Quid de l’instabilité de la IVe République ?
Benjamin Morel : L’autre atavisme est en effet celui de la IVe République. Mais là encore, ce qui marque l’instabilité de la IVe n’est pas tant le mode de scrutin que l’exclusion du champ des alliances du PC et des gaullistes qui ralliaient, à la plus faible jauge, un tiers de l’électorat. Les autres formations furent donc contraintes à des alliances de bric et de broc sur une base électorale faible avec, qui plus est, des partis très faiblement structurés, héritiers de la tradition notabiliaire (indépendants, radicaux). Le mode de scrutin n’est d’ailleurs proportionnel que dans les bastions communistes et gaullistes de la ceinture parisienne. Ailleurs c’est la règle d’un « winner takes all » de liste qui s’impose, et se renforce notamment avec l’introduction des apparentements en 1951.
Marie-Françoise Bechtel : Mais justement les défauts ne mettant pas en cause le mode de scrutin sont toujours là. Et comme sous la IVe République, ils seraient plus que sûrement renforcés par la proportionnelle. L’exclusion des gaullistes et des communistes ? Nous avons aujourd’hui l’exclusion de l’extrême gauche et de l’extrême droite qui conduirait également, compte tenu de leur poids (au moins 30%), à des majorités rétrécies : les partis de gouvernement ne voudront pas s’allier avec eux et cela les conduira à rétrécir encore leur identité programmatique en en faisant plus encore les pourvoyeurs de la pensée dominante – libéralisme, respectabilité financière à courte vue. Quant aux alliances à géométrie variable dopées par la loi sur les apparentements, imaginons ce qu’elles seraient à une époque où les partis veulent tous laver plus blanc que blanc et tremblent à l’idée de n’être pas assez verts. Les combinaisons écœureraient sans doute l’électorat plus que l’exaspérant manque d’alternance réelle.
République Moderne : Nous avons donc un double problème : faire émerger des partis – ou mouvements – proposant une véritable alternative politique, et faire en sorte que ces partis puissent être représentés à l’Assemblée au niveau auquel les Français les portent lors des élections. A supposer que de vraies alternatives politiques existent et qu’elles bénéficient du vote des Français aux prochaines législatives, que faut-il faire pour leur donner une assise à l’Assemblée ? Une solution est-elle possible sans que l’on risque de tomber dans les écueils que vous mentionnez tous les deux ?
« Avec la proportionnelle, les partis de gouvernement ne peuvent plus compter sur le vote utile des électeurs polarisés en les négligeant pour ne parler qu’à l’électeur médian » Benjamin Morel
Benjamin Morel : Concernant la polarisation idéologique, ce n’est pas ce à quoi l’on assiste à l’étranger. Au contraire, avec la proportionnelle les partis de gouvernement ne peuvent plus compter sur le vote utile des électeurs polarisés en les négligeant pour ne parler qu’à l’électeur médian. Ainsi ils occupent ou réoccupent l’espace des partis contestataires qui prospèrent sur la convergence et les blocages du scrutin majoritaire. C’est le modèle de l’ÖVP face au FPÖ. Le modèle de la grande coalition à l’Allemande demeure une exception géographique et historique liée à une conjoncture propre dans une proportionnelle sans prime majoritaire. En 2005, SPD et CSU-CDU arrivent presque à égalité, ce qui va obliger les partis à s’allier conduisant durablement Angela Merkel à déporter vers le centre son parti. La durée au pouvoir de la chancelière va rendre ces conditions structurelles, au moins jusqu’à l’année prochaine, ouvrant la voie à une AFD bloquant le système politique. La proportionnelle me semble donc l’une des solutions à votre question, tout bêtement car elle permet mieux d’objectiver le clivage politique entre les idées. L’opinion est polarisée sur des idées (économie, souveraineté…), mais cela ne se traduit que peu électoralement, car le jeu partisan est peu lisible pour les citoyens.
République Moderne : Comment définiriez-vous ce « jeu partisan » aujourd’hui ? Que dire de l’offre politique actuelle et du rapport du citoyen au politique ?
Benjamin Morel : Il se divise entre des forces de gouvernement aux idées perçues comme voisines et des partis populistes considérés comme peu crédibles. À défaut de traduction lisible, le seul clivage qui perdure concerne l’adhésion ou pas à la personnalité du président de la République. Infaillibilité présidentielle pour les uns, antéchrist pour d’autres, notre rapport au politique est plus religieux et enfantin que citoyen et mature. La peopolisation, la modification des structures de l’information accroissent ce phénomène. La proportionnelle en mettant en avant les partis plutôt que les hommes, les programmes plus que l’attachement au président, peut obliger à rééquilibrer les choses. Pour le reste, ne nous illusionnons pas. Le mode de scrutin est un outil de traduction des clivages politiques, il ne les crée pas. Le travail politique de fond pour faire émerger une alternative est celui de la construction d’une offre politique. Votre question induit également une profonde réflexion sur le fonctionnement des médias… penser que nos maux et nos remèdes dépendent d’abord des institutions relève de la pensée magique et du fétichisme constitutionnel.
République Moderne : Le fonctionnement des médias est un vrai sujet et mériterait un débat à lui seul… Mais je voudrais conclure sur la question de la proportionnelle et voir si l’on peut arriver à une position commune, du moins dans les grandes lignes : Marie-Françoise Bechtel, vous avez dit, malgré toutes vos réserves, que l’on pourrait « songer à une proportionnelle dosée ».
Marie-Françoise Bechtel : Tout d’abord je ne crois pas à la comparaison avec d’autres pays européens. Nos histoires sont trop différentes et la situation récente montre plus de différences que d’analogies : en Italie le discrédit des partis traditionnels de gouvernement (même relookés comme le PDS) a conduit à une alliance qui n’aurait pas d’analogie chez nous, en Allemagne ce sont quand même au contraire les deux principaux partis qui, au prix certes de grandes difficultés, ont encore réussi à s’allier, et au Royaume-Uni, nous avons assisté à un remake classique avec la victoire nette d’un camp, celui des conservateurs (et avec une vraie participation électorale). Trois cas de figure aussi différents pour un phénomène supposé analogue de doute profond de l’électorat cela fait quand même beaucoup… Surtout l’argument de ce qui se passe chez nos voisins me rappelle l’argument massue en faveur du quinquennat : un rythme de cinq ans était parait-il un facteur de « respiration démocratique » correspondant au rythme caractérisant les démocraties comparables. On oubliait complètement l’élection du Président de la République au suffrage universel qui ne « collait » absolument pas avec la suprématie des élections législatives dans les autres pays. Et on a vu le résultat…
Benjamin Morel : Le quinquennat est un cas intéressant, justement car tout en s’appuyant sur une analyse de politique comparée on s’est surtout donné pour objectif de renforcer une conception française et contemporaine du présidentialisme. La clef du quinquennat ne tient pas tant dans la durée du mandat que dans le télescopage des calendriers présidentiels et législatifs qui ne trouve de pendant qu’aux États-Unis (mais avec des midterms, et des partis moins disciplinés). Ainsi a-t-on abouti à transformer l’Assemblée en fan-club préadolescent et le gouvernement en cabinet présidentiel. Entendons-nous bien, il y a la place pour un rôle présidentiel fort en France. Mais la situation actuelle conduit le président à être plus Premier ministre et animateur de majorité que chef de l’État. Ce rôle gaullien nous manque aujourd’hui et souffre paradoxalement de l’affaiblissement du Parlement. La proportionnelle permettrait justement de décorréler les enjeux de l’élection présidentielle de ceux des législatives. Avec le scrutin majoritaire (dans le cadre du quinquennat ou d’une dissolution de convenance), le phénomène de majorité présidentielle a conduit à confisquer et personnaliser à outrance le débat aux dépens de toutes les institutions. La fonction présidentielle a été avilie, celle de Premier ministre effacée, le Parlement marginalisé. La proportionnelle peut aider à réparer cela.
République Moderne : Nous souffrons donc d’un déséquilibre et d’un affaiblissement de nos institutions d’une part, d’un appauvrissement du débat politique de l’autre. Au niveau politique, comment tout cela se traduit-il ? Comment, selon vous, une dose de proportionnelle pourrait-elle donner un peu d’oxygène à la vie politique ?
Benjamin Morel : Le scrutin majoritaire crée un effet de vote utile par gravité. Le parti semblant pouvoir capitaliser le plus de votes attire les électeurs et les ralliements. Comme il faut atteindre une majorité relative, plus il rallie, fût-ce par défaut, plus il attire. Cela conduit à la création de formations attrape-tout faiblement structurées idéologiquement (PS, UMP) ou de bulles politiques, comme l’est probablement aujourd’hui EELV, dont les valeurs politiques sont assez éloignées de l’électorat qu’il attire (du ralliement socialiste à EELV il est d’ailleurs déjà question). Ainsi assiste-t-on à la domination de formations politiques minoritaires par leurs idées, mais triomphantes dans les urnes. La proportionnelle neutralise en partie l’effet vote utile. L’électeur républicain ou souverainiste de gauche, par exemple, a intérêt à voter pour une formation représentant ses idées. Cette formation passera peut-être des alliances ensuite, mais au moins cet électeur sera représenté et il pèsera sur la politique gouvernementale. À défaut, il votera pour le parti ayant une chance de gagner, fût-il très éloigné de ses idées. C’est ainsi qu’ont été marginalisées des questions importantes dans le débat électoral. À défaut d’être portées par une force agrégative, elles sont restées en marge étant entendu que les électeurs pour qui elles comptaient se rallieraient in fine. La proportionnelle là aussi peut permettre de remettre en cause cela.
République Moderne : Il paraît souhaitable de voir émerger de nouvelles « forces agrégatives » pour ouvrir le débat et proposer une autre offre politique, notamment en pesant sur la politique du gouvernement à l’Assemblée nationale. Il paraît également souhaitable de trouver la « dose raisonnable » de proportionnelle pour éviter les écueils et travers évoqués. MF Bechtel, une dernière question : quel scénario peut-on projeter si l’on décide d’instaurer la proportionnelle en France aujourd’hui ? Quelles en seraient les conséquences politiques ?
Marie-Françoise Bechtel : Il reste un problème que nous devons selon moi regarder au prisme de notre spécificité. Soyons concrets : le risque serait élevé dans une élection incluant un taux de proportionnelle de voir un PS mollement en voie de rénovation se jeter dans une alliance avec des Verts nettement plus nombreux qui confirmerait encore le désaveu populaire envers la gauche. Et de l’autre côté, une droite qui puiserait des forces dans le RN en lui donnant en échange une respectabilité n’est pas un scenario improbable. Donc une dose de proportionnelle peut-être, autour de 80 députés maximum, serait une réforme pour dire aux Français qu’il ne faut pas déserter les urnes mais ce n’est pas cela me semble-t-il qui dopera leur volonté de s’y rendre. Le retour à un vrai débat politique tranché ainsi que la rénovation de la fonction parlementaire (plus de moyens pour les députés pour faire la loi, retour sur la session unique et la surcharge législative qui soit les coupent de leur circonscription soit les y assignent à résidence), voilà à mes yeux les pistes qui pourraient être utiles eu égard à la situation française.