[Tribune] Cette crise est sanitaire, mais aussi sociale, culturelle, économique et politique.

TRIBUNE/FIGAROVOX.

Pour Claude Nicolet, Secrétaire général adjoint de République Moderne, la crise du Coronavirus révèle la fracture entre les citoyens et leurs représentants qui s’est creusée depuis la signature du traité de Maastricht en 1991.

Le débat qui commence à se poser dans notre pays, est probablement déterminant pour l’avenir de la France. Il est le résultat de deux phénomènes immédiats qui nous sont extérieurs dont les conséquences nous touchent ou nous toucheront de plein fouet: la pandémie de Covid-19 et la décision du tribunal constitutionnel de Karlsruhe du 5 mai dernier. Mais les véritables causes sont anciennes et c’est un vieux débat qui remonte pour le moins à 1991 c’est à dire au référendum sur le traité de Maastricht. Aujourd’hui, l’idéal rencontre le réel et ce choc est dévastateur.

Mais ce débat doit impérativement être posé dans de bonnes conditions afin qu’il puisse faire l’objet d’un choix clair et que nos concitoyens se déterminent en toute connaissance de cause. Ce débat concerne «la grande politique et pas la politique politicienne» comme l’a dit très justement Marcel Gauchet il y a quelques jours.

De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de sortir de l’ornière dans laquelle nous sommes embourbés depuis plus de trente ans et qui pose la question du sens meme de la République française et de son avenir. Il convient de reprendre le cours de notre histoire. Trop de soubresauts à chaque fois plus violents nous disent clairement que la situation est intenable.

Crise après crise tout y passe depuis des décennies. Protection sociale, santé, laïcité, sécurité, industrie, identité, intégration ou assimilation, transmission, éducation… La mondialisation heureuse devait s’accompagner de la fin de l’histoire et de la paix perpétuelle, rarement notre société n’a été aussi angoissée. La main invisible du marché et le transfert du pouvoir politique, celui des peuples et des nations qui se pensaient «souverains» allaient nous extraire du vieux monde, de ses souffrances et de ses conflits. La consommation devenait le nouvel horizon de la citoyenneté, comme un anesthésiant nous soulage de la conscience.

Or la crise sanitaire fait réapparaître la nation ainsi que l’exercice de la souveraineté comme étant deux catégories politiques non seulement inséparables mais également centrales. Ce qui est également le cas de l’autre côté du Rhin avec la décision de Karlsruhe qui rappelle aux gouvernants leurs responsabilités et à Angela Merkel que la souveraineté appartient au peuple allemand. Dans les deux cas, ces catégories politiques sont au cœur de nos identités, voire de nos imaginaires nationaux puissamment réactivés.

En France le rôle et la fonction de l’État dans sa relation avec la Nation. En Allemagne la question monétaire et budgétaire face à l’éventualité d’une dette hors de contrôle et de la peur de l’inflation qui pourrait en résulter. Préserver les épargnants et les retraites d’une population vieillissante n’est pas uniquement un enjeu économique et social pour les Allemands. C’est aussi la nécessité de repousser toujours plus loin les cauchemars qui ne cessent de hanter leur imaginaire national.

Dans un cas comme dans l’autre, l’erreur serait de penser que ces manifestations correspondent à de vieux réflexes «nationalistes». Nous pouvons d’ores et déjà entendre un certain nombre de commentateurs nous servir le traditionnel discours sur «le repli nationaliste»«les égoïsmes nationaux» voire les fameuses «heures les plus sombres de notre histoire», bref, le fascisme guette. Mais à refuser d’entendre que les nations frappent à la porte et refuser de leur ouvrir, ce sont les nationalismes qui finiront par entrer à la maison comme l’indique fort justement Stéphane Rozès tout en «réactivant notre dépression nationale».

Or, le rêve fraternel d’une «Union toujours plus étroite» transporte un passager clandestin, le néolibéralisme. Traité après traité, même si les peuples n’en veulent pas (29 mai 2005) ils se voient contraints d’en avaler l’amère potion (traité de Lisbonne en 2008). Et tel un acide, la fracture entre les citoyens et leurs représentants s’accentue et se conclue par cette phrase terrible d’une infirmière au président de la République ce 16 mai: « On est désespérées, on ne croit plus en vous ».

La rupture est-elle défnitive ?

Quoi qu’il en soit, il faut faire vite car le néolibéralisme discrédite l’idée républicaine dans la mesure où elle ne peut remplir les promesses qu’elle porte et que les Français projettent en elle et qui participe de sa réalité. Pour que la République existe, les Français doivent aussi et tout simplement y croire et se dire que la République, donc la France c’est toujours leur avenir, donc celui de leurs enfants.

Or chaque jour dans leur vie quotidienne ils sont confrontés à l’inverse. L’exemple des masques chirurgicaux fut à ce titre caricatural. Sans parler des personnels soignants cherchant des sacs poubelles pour se protéger du virus. On sait ce qu’il advient des régimes qui font croire «qu’il ne manque pas un bouton de guêtre» aux soldats partant faire la guerre.

Jean Jaurès est souvent cité et à juste titre dans ce débat qui se noue, notamment son magnifique discours à la jeunesse prononcé au lycée d’Albi le 30 juillet 1903 lors de la remise des prix: «le courage c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques». Les Français comprennent très bien le réel dans lequel ils vivent et acceptent de moins en moins ce qu’ils ressentent comme des contraintes qu’on cherche à leur imposer et étrangères à ce que nous sommes.

Pour Jean Jaurès «sans la République, le Socialisme est impuissant, sans le Socialisme, la République est vide». Il a vécu au moment de notre histoire où la République s’est imposée dans un long combat depuis 1870, dans un siècle où la question sociale surgissait dans la douleur que Clemenceau avait parfaitement identifié au lendemain du massacre de Fourmies le 1er mai 1891 «il y a quelque part sur le pavé de Fourmies, une tache de sang innocent qu’il faut laver à tout prix». Ce prix c’est celui de la justice sociale et de l’égalité. Autrement dit, la question sociale est consubstantielle à la question nationale donc à l’exercice de la souveraineté. Cette dernière nous échappant, l’espace symbolique d’expression et de résolution des rapports de forces où ils s’expriment disparaît. Disparaissant c’est la nation elle-même qui est rongée de l’intérieur par un dispositif extérieur qui se heurte à ce que notre propre «génie» avait mis des décennies voire des siècles à construire. Culpabilisation, doute, angoisse et maintenant illustre ce qu’Henri Guaino a appelé «L’étrange renoncement». Problématique toujours présente parce qu’elle est une permanence: «à ceux qui n’ont rien, la patrie est le seul bien» toujours Jaurès.

La fin d’une illusion

Philippe Séguin avait parfaitement identifié le danger auquel nous étions confrontés, lorsqu’en 1992, montant à la tribune de l’Assemblée nationale, il s’est insurgé contre le traité de Maastricht: «Qu’on ne s’y trompe pas, la logique de l’engrenage, économique et politique, mis au point à Maastricht est celle d’un fédéralisme au rabais, fondamentalement antidémocratique, faussement libéral, résolument technocratique. L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution! (…) Car la République, c’est avant tout ce système de valeurs collectives par lequel la France est ce qu’elle est au yeux du monde: il y a une République française comme il y a eu une république romaine. La République est inséparable de la dignité de la personne humaine et de son émancipation, de l’État de droit, de l’équité et de l’égalité des chances. Elle est inséparable de la solidarité nationale, de l’ambition collective nationale, de l’esprit national, de l’indépendance nationale. Elle est inséparable de l’État qui, en son nom, doit arbitrer, rendre la justice, attaquer inlassablement les privilèges, combattre les féodalités, accorder la primauté aux mérites et à la vertu. C’est à dire que forgée dans le même moule, la République n’est pas séparable de la nation. Et tout cela, bien sûr, ne date pas d’hier.»

Depuis plus de trente-cinq ans c’est l’inverse qui leur est servi: orthodoxie budgétaire, austérité, ordolibéralisme, contraintes extérieures. En compensation,ils ont la bienveillance, la résilience, la charité, des primes. Dans ce gigantesque tête à queue historique, politique, culturel, les Français ne s’y retrouvent pas. L’État est en voie de «clochardisation» pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet, il y a là une immense source d’angoisse et de colère. En témoigne, le rendez-vous des Gilets jaunes sur les ronds-points et les «non-lieux», territoires de relégation, sans identité pour citoyens abandonnés et seuls.

C’est en cela notamment que la République est une «exigence» pour citer Jean-Pierre Chevènement, mais elle est aussi t une «espérance». La République dans une certaine mesure c’est la synthèse des deux corps du roi, la Nation et l’État. Le néolibéralisme en fracturant cette synthèse vide la République de sa réalité et de cette incarnation de l’imaginaire français qui doit être aussi une volonté. C’est pour cela, que même seul à Londres, de Gaulle en juin 40 était la France. Parce qu’il était une volonté en acte alors que Vichy était une circonstance se soumettant aux événements, dominé par une puissance étrangère et sous la botte de l’ennemi.

La gauche comme la droite ont largement contribué à cette situation. Le refus du résultat du référendum du 2005 en fut la caricaturale expression ressentie par beaucoup comme une véritable forfaiture. Dès lors la droite et la gauche perdaient singulièrement toute réalité et de crédit puisqu’au fond, elles étaient d’accord sur l’essentiel, et affichaient leur subordination idéologique.

Lors de la présidentielle de 2002 Chevènement affirmait qu’«au dessus de la gauche et de la droite, il y a la République». Il reconnaissait l’existence d’un clivage gauche droite avec une transcendance commune. Cette formule de 2002 est sensiblement différente du fameux «je suis de droite ET de gauche» d’Emmanuel Macron.

L’ancien monde a volé en éclat, laissant croire à l’apparition du «nouveau», qui finalement poursuit une longue décomposition. La contradiction est dans les termes même de l’équation «macronienne» de départ: vouloir rétablir la souveraineté nationale en s’appuyant sur une base électorale et sociologique dont les intérêts se situent dans la préservation du système actuel, ceux du «bloc élitaire» parfaitement décrit par Jérôme Sainte-Marie. Le concept de souveraineté européenne magnifique oxymore ne changera rien à l’affaire, si ce n’est rassurer sa clientèle électorale du premier tour de la présidentielle.

Mais aujourd’hui, ce n’est pas la bataille de Montcornet qu’il faut livrer, mais celle de la Marne «sans esprit de recul». Et à l’instar de Clemenceau, des millions de Français, soignants, pompiers, éboueurs, forces de sécurité caissières, transporteurs, celles et ceux qui ont fabriqué des masques en urgence et avec le système «D» qui sauve toujours les Français, plutôt qu’une médaille ils disent légitimement: «Il ne suffit pas d’être des héros. Nous voulons être des vainqueurs!»(14). C’est à dire être mieux payés, respectés, considérés comme des citoyens détenteur de la souveraineté, sources de leur dignité.

Visiter (à juste titre) des hôpitaux, ce n’est pas aller aux tranchées. Il ne faut jamais oublier que toutes les familles françaises ont été marquées dans leur chair par les pertes de la Grande guerre et que mai-juin 40 a marqué au fer rouge notre conscience nationale. Le pèlerinage sur les champs de bataille de l’Aisne où s’est illustré de Gaulle en 40 ne sera pas Canossa. Et il en faudra plus pour que le souverain pontife (le peuple français) lève l’excommunication qui frappe l’empereur jupitérien qui s’est cru Bonaparte mais derrière lequel on craint de percevoir le destin de Louis-Philippe.

Le Salut public plutôt que l’Union nationale

Car n’est pas Clemenceau, Jaurès, de Gaulle ou Churchill qui veut. Ces hommes incarnaient des principes en action. Ils n’eurent à un moment donné de leur existence, que la puissance des mots pour leur donner corps et les rendre agissants. Tous ont renversé la table parce qu’ils avaient saisis instantanément la nature du moment qu’ils vivaient. Que l’essentiel était en jeu. Ils furent en lien avec la Nation. Certes, la solitude accompagne parfois la grandeur. Elle peut aussi condamner à l’oubli ou à l’indignité ce qui reviendrait dans le cas présent à accroître les souffrances de la France et des Français.

Nous ne pouvons plus envisager de sortie de crise sans renverser la table. Les éternels rabibochages et les petits calculs ou chacun «cuit sa petite soupe, sur son petit feu, dans son petit coin» nous mèneront au pire. C’est désormais à l’Histoire qu’il faut se confronter et c’est, comme toujours dans les grandes circonstances, sur les épaules de celle-ci qu’il faut se hisser pour entrevoir l’avenir. C’est le moment des choix décisifs: être l’homme de la Nation ou n’être que le fondé de pouvoir des intérêts de sa clientèle électorale.

Cette crise n’est pas simplement une crise sanitaire, mais également une crise sociale, culturelle, économique et politique. La suite sera particulièrement violente et pour y faire face c’est d’un véritable programme de Salut public qu’il faut mettre en place.

Il faudra que l’esprit et la volonté soit à la période du Conseil National de la Résistance. Si l’objet et de bâtir une majorité «maastrichienne» élargie, on peut d’ores et déjà prédire que le pays ira de mal en pis jusqu’à la prochaine élection. Mais le temps est un luxe qui nous est compté. Les événements se précipitent: en 2009, le tribunal constitutionnel de Karlsruhe affirmait «il n’y a pas de peuple européen»et le 5 mai dernier il affirmait le droit allemand sur la Cour Européenne de Justice et posait un «ultimatum» à la Banque centrale européenne) nous obligeant à réagir.

Est-ce que l’Allemagne est un problème pour l’Union européenne ou est-ce que l’Union européenne est un problème pour l’Allemagne? Si Napoléon pensait que la géographie servait à faire la guerre, François Mitterrand croyait pouvoir conjurer le sort par l’intermédiaire de la construction européenne et surtout en acceptant que l’euro devienne un deutsche mark bis, fusse au prix du sacrifice de notre industrie et de ses salariés. On se souvient de sa fameuse phrase lors de la campagne des élections européennes de 1989, «la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir» Ce cycle se termine.

C’est peut-être – restons d’une très grande prudence – ce que le président Macron a commencé à aborder dans son entretien avec le Financial Time. Ces enjeux sont gigantesques et nous donnent le choix entre la Nation ou le nationalisme voire la paix ou la guerre. Pour ce faire, il nous faut également le concours de la Russie dont la participation est indispensable comme élément stabilisateur et qui a un rôle à jouer en Europe.

Les semaines qui viennent seront déterminantes et nous saurons si le chef de l’État fait le choix de l’Histoire c’est à dire celui de l’avenir, ou celui des petits arrangements qui préparent toujours les grandes catastrophes.