Le cahier de la Rencontre N°2 « La République et la nation »

« La République et la nation »

30 mars 2016

 

 

Débat en présence de :

Jean-Pierre Chevènement, président de République Moderne

Jérôme Sainte-Marie, auteur de « Le nouvel ordre démocratique »

Henri Guaino, député des Yvelines

Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie

Régis Debray, philosophe, écrivain, médiologue

Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de République moderne, députée de l’Aisne

 

 

Jean-Pierre Chevènement

 

 

Mesdames et Messieurs les parlementaires

Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

Je vous remercie d’être venus nombreux pour cette deuxième rencontre du club République Moderne.

 

La République, la Nation, il faut toujours y revenir parce que c’est à la fois le nœud de la crise et que c’est dans le réagencement de ces concepts qu’on peut discerner un dépassement de cette crise. Dans la tradition républicaine, on n’oppose pas la Nation à la République. L’une est la matrice de l’autre. C’est la France qui a permis la République et parachevé la construction de son identité. Il n’y a pas lieu d’opposer une France particulariste et une République universaliste. La France se doit de respecter les principes que la Révolution française a posés : C’est ainsi qu’elle a surmonté ses crises : l’affaire Dreyfus à la fin du XIXe siècle et la guerre d’Algérie au milieu du XXe siècle. Elle a fait triompher le principe universel (la Justice, le Droit des peuples) sur le particularisme (l’infaillibilité de l’État-Major, l’existence de faux départements français outre Méditerranée). Et cela dans son intérêt même.

 

Mais, en même temps, la République tire sa force de son enracinement dans la France. Sans elle, non seulement la République n’aurait pas été possible (Il fallait l’œuvre des rois pour que fût proclamée la souveraineté nationale et trois ans après, la République. Rousseau avait pensé le Contrat social, traduisible en toutes les langues) mais c’est en français que les États Généraux transformés en « Constituante » ont donné sa première Constitution à la France.

 

Simultanément, c’est en se ressourçant dans l’héritage millénaire de la France, que la République tire sa force. Le patriotisme républicain, c’est le patriotisme français plus les principes posés par la Révolution.

 

 

I – Or, aujourd’hui le couple Nation-République a été atteint : c’est le nœud de la crise que nous traversons.

 

La Nation comme cadre privilégié de la démocratie a été sapée d’une part par le néolibéralisme et par la nouvelle division du travail qu’il induit, d’autre part par le développement d’une Europe faite selon la méthode Monnet, pour contourner les nations, et enfin, pour parler comme Marcel Gauchet, par une « société des individus » oublieux de la République des citoyens, qui seule d’ailleurs peut garantir les droits des premiers.

 

Les piliers de la République ont ainsi été ébranlés :

 

  1. La citoyenneté avec l’exigence qu’elle implique (le citoyen doit se mettre à la hauteur de l’intérêt général) est sapée par l’abandon de la souveraineté, déléguée à des instances non démocratiques.

 

  1. La laïcité n’est plus comprise comme exigence de participation de tous à la vie publique.

 

  1. L’École comprend sa mission non plus comme formation du citoyen mais comme contribution à l’épanouissement personnel des élèves qui lui sont confiés

 

  1. La Culture, enfin, est en passe de perdre la position centrale qu’elle tenait dans la République.

 

Comme l’a noté Marcel Gauchet dans son dernier livre « Comprendre le malheur français », le modèle républicain français n’est plus compris de ses acteurs : le meilleur exemple en est la décomposition du corps des hauts fonctionnaires et la disparition du « Surmoi moral » qui faisait le service public.

 

 

II – C’est dans le réagencement des concepts de Nation et de République que réside la solution des problèmes qui nous assaillent.

 

  1. L’euro est une bombe à retardement. Le système de la monnaie unique dont le vice de conception est aujourd’hui reconnu sautera quand la Banque Centrale européenne cessera de prêter à taux zéro et quand les écarts des taux (« spreads») se tendront à nouveau entre le Bund allemand et les « bons du Trésor » des pays que le mécanisme de la monnaie unique tend à marginaliser économiquement, c’est-à-dire, pour l’essentiel, les pays de l’Europe du Sud, dont la France. Si la monnaie unique n’est pas viable à terme, une monnaie commune pourra la remplacer. République Moderne organisera sa prochaine rencontre sur les questions économiques, industrielles et monétaires. Je ne m’y attarderai donc pas.

 

 

  1. J’insisterai aujourd’hui sur les défis que représentent le terrorisme djihadiste et l’accroissement prévisible des flux migratoires. L’Europe semble désarmée face à ces défis, et la France apparaît, dans ce domaine, comme le maillon faible. L’Europe ne s’est pas jusqu’à présent pensée comme une entité stratégique autonome. Pendant très longtemps, la menace paraissait être à l’Est : c’était l’URSS. La réponse a été l’Alliance atlantique.

 

Aujourd’hui, les défis viennent clairement du Sud. Il faudra du temps pour que l’Europe en prenne conscience et se dote des moyens d’y faire face. Nous avons besoin d’un projet européen recentré sur l’essentiel avec des nations qui le comprennent et par conséquent à géométrie variable. Les illusions du post-national se sont dissipées. Pour la France principalement menacée, le patriotisme républicain est le plus sûr recours contre les ferments de dissociation et de guerre civile que porte en lui le défi du terrorisme djihadiste.

 

Mais nous avons aussi besoin de la coopération des autres pays européens, comme ceux-ci d’ailleurs ont également besoin de la nôtre. Il faut donc nous orienter vers une Europe des nations, ayant vocation à exister comme puissance stratégique autonome, bref une « Europe européenne », pour reprendre l’expression du général de Gaulle. Nous avons un besoin urgent de coopération européenne policière, douanière et même militaire pour contrôler et défendre mieux nos territoires.

 

 

III – J’aborderai maintenant les problèmes multiples auxquels la société française doit simultanément faire face. Avec une intensité variable, ils se posent également aux autres pays européens.

 

La société française pourra-t-elle s’accoutumer stoïquement aux attentats terroristes ? Elle ne pourra le faire que par un travail de soi sur soi qui requerra l’effort conjoint de toutes ses composantes :

 

  • Nos concitoyens issus de l’immigration doivent comprendre, dans leur intérêt même, le pays dans lequel ils ont choisi de vivre, son Histoire et sa culture. La laïcité ne les empêche pas de pratiquer leur culte mais elle exige une certaine discrétion dans sa pratique, car le débat civique implique que priorité soit donnée à l’échange argumenté sur l’expression directe de la foi religieuse.

 

  • Quant aux Français de vieille souche, que j’appellerai plutôt indigènes, ils devront déjouer le piège de la peur et de la guerre civile que leur tendent les terroristes djihadistes, accepter l’idée qu’un bon musulman peut être aussi un excellent Français, et enfin se faire à l’idée que des disciplines collectives sont nécessaires pour relever les défis qui sont devant nous pour longtemps, bref rompre avec un certain angélisme qui se refuse à voir les problèmes aussi bien qu’avec les automatismes de la pensée.

 

Une chose est sûre : on ne pourra plus ensevelir les problèmes sous la « moraline », comme disait Nietzsche, et sous le déni et pas davantage nous n’y répondrons par une paranoïa que guette l’adversaire. Nous sommes devant un affrontement de longue durée, non seulement avec le djihadisme mais avec nous-mêmes. Nous devons accepter l’idée et la nécessité de mutations profondes dans nos comportements et dans notre société.

 

Ce qui me frappe d’abord dans les réactions de beaucoup de nos responsables politiques c’est leur difficulté de penser ensemble les problèmes, et par conséquent d’y trouver des solutions. J’ajoute que leurs maladresses et leurs hésitations sont compréhensibles, étant donné l’ampleur et la multiplicité des défis.

 

 

  1. Ce serait déjà bien si le problème des réfugiés principalement syriens qui abordent aux côtes égéennes de l’Europe, incitait à une réflexion sur la manière de stabiliser le Moyen-Orient. Par exemple, en permettant à l’Irak et à la Syrie de recouvrer les territoires aujourd’hui occupés par Daech en rendant leurs États enfin vivables pour leurs populations.

 

  1. Mais le problème de l’afflux des réfugiés en Europe ne se résume pas à l’exode des populations syriennes et irakiennes fuyant la guerre. Il est infiniment plus vaste. Il est lié aux déséquilibres démographiques et économiques et à l’interconnection du monde en temps réel, aujourd’hui généralisée. La bombe que constituent à terme rapproché les migrations venues des pays du Sahel commence à peine à être perçue.

 

  1. J’ajoute que l’avenir des flux migratoires n’est que superficiellement pensé en termes de sécurité. Le terrorisme djihadiste est devenu une menace globale non seulement dans l’immensité du monde arabo-musulman mais pour le monde entier. Gilles Kepel a distingué trois âges dans le djihad : le djihad afghan, à partir de 1979, Gulbuddin Hekmatyar, le Hezb-e-Islami puis les talibans, la légion étrangère arabe dirigée par Oussama Ben Laden, ensuite le djihadisme planétaire d’Al Qaïda, de 1992, date des premiers attentats en Afrique orientale, à 2011, mort de Ben Laden, et enfin le djihad territorialisé de Daech, depuis que la destruction de l’Irak par les forces américaines a livré les provinces sunnites de l’Ouest irakien à la vindicte sectaire du gouvernement chiite de Bagdad. Le califat islamique proclamé à Mossoul en avril 2014 pourra bien disparaître. Daech est devenu une réalité planétaire. Gilles Kepel parle à juste titre de djihadisme « réticulaire ». Or, très peu de nos responsables politiques ont intégré l’objectif et la stratégie de Daech : porter la guerre civile au cœur même des sociétés européennes, en jouant sur leurs faiblesses.

 

  1. La principale n’est peut-être pas la présence d’une immigration musulmane nombreuse, mais l’incapacité de l’Europe elle-même à agir de manière cohérente. On ne peut attendre de l’Europe que ce qu’elle peut donner, et d’abord un resserrement de la coopération entre ses États. Cela est vrai d’abord en matière policière. Mais l’Europe en tant que telle n’est pas en état d’adopter une politique migratoire commune. Chaque État a sa démographie, une immigration spécifique, un taux de chômage plus ou moins élevé. On peut certes – et jusqu’à un certain point seulement – harmoniser la politique des visas. Mais le système de Schengen a montré ses limites. On peut sans doute remédier à certaines de ses carences : Frontex ne disposait en 2015 que d’un budget inférieur à 100 millions d’euros. La faiblesse constitutive de Schengen est ailleurs : la sécurité des frontières de l’Europe ne peut reposer ni sur la responsabilité de pays périphériques insuffisamment outillés ni sur une organisation bureaucratique pseudo « fédérale » mais incapable de prendre des décisions politiques, en l’absence d’une volonté politique commune et partagée.

 

L’Europe est faite d’une trentaine de nations qui ont chacune leur Histoire et leurs problèmes. Et la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Ce serait déjà bien si ces États étaient capables de se rapprocher et d’abord de mettre leurs problèmes sur la table : on pourrait alors commencer à les résoudre. De l’Europe on peut attendre beaucoup en matière de coopération : d’immenses progrès sont possibles. À rien ne sert de se lamenter hypocritement avec l’arrière-pensée de faire basculer vers Bruxelles de nouveaux champs de compétences que la technocratie européenne, coupée de toute régulation politique démocratique s’avèrera incapable d’exercer. Le resserrement des contrôles nationaux est aussi inévitable qu’est souhaitable celui de la coopération européenne.

 

  1. La dérive des institutions européennes a conduit à une situation où la Chancelière allemande s’autorise à prendre des initiatives solitaires, au prétexte de devancer les risques de paralysie. Cela s’est vu en matière énergétique (sortie unilatérale de l’Allemagne du nucléaire en 2011) ou plus récemment de politique migratoire. En août 2015, Mme Merkel annonce l’accueil sur trois ans, d’un million de réfugiés par an, sans s’être concertée avec les autres Européens : les accords de Dublin donnant en matière d’asile compétence au pays d’accueil passent ainsi à la trappe. Deux mois plus tard, la Chancelière ferme la frontière austro-allemande, puis, après les incidents de Cologne (décembre) nouveau changement de pied : elle négocie directement avec la Turquie la réadmission dans ce pays de tous les réfugiés sur la base d’un engagement de reprendre autant de demandeurs d’asile syriens qu’il en aura été refoulé. Curieux pacte avec la Turquie de M. Erdogan dont la faisabilité pratique n’est pas plus démontrée que la conformité au droit international. Mars 2016 : les autres nations européennes, placées devant le fait accompli, acceptent, « par consensus », ce qui risque bien de n’être qu’un « marché de dupes »[1]. L’Europe est « le ventre mou » du monde. M. Erdogan, pour prix de sa coopération, a obtenu de l’Europe la libéralisation des visas en provenance de la Turquie, à l’heure même où il a choisi de réprimer les Kurdes et de bâillonner son opposition. Est-ce bien raisonnable ?

 

  1. Cette faiblesse de l’Europe se ressent en d’autres lieux et en d’autres domaines. Elle achève de dresser les peuples européens contre des institutions censées les unir, quand ce n’est pas contre eux-mêmes. La crise politique intérieure se dessine non seulement en Grèce, mais dans de grands pays comme l’Espagne, l’Italie et la France. Les forces centrifuges l’emportent, comme on le voit en Grande-Bretagne aussi avec la crise du « Brexit ». Il n’est pas jusqu’à l’Allemagne dont l’équilibre intérieur ne soit compromis par la montée d’un parti comme l’AFD, compliquant la formation des alliances gouvernementales et avivant les tensions internes, au risque de rompre le traditionnel consensus allemand. Ainsi le défi migratoire, comme la menace du terrorisme djihadiste, ont-ils tendance à déplacer le centre de gravité de la vie politique européenne vers la droite et l’extrême-droite tandis que la crise de l’euro suscite dans certains pays un nouveau paysage contestataire (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Mouvement Cinq Etoiles en Italie).

 

  1. L’intrication de tous les problèmes – diplomatiques, sécuritaires, migratoires, de politique intérieure et européenne enfin – explique la difficulté des gouvernements à dégager des politiques claires et cohérentes, et d’abord à se fixer des objectifs accessibles.
  2. C’est ainsi qu’au Moyen-Orient, les diplomaties occidentales, au lieu de jouer la carte de l’intégrité territoriale des États, en cherchant à amender leur comportement par une magistrature d’influence, ont préféré sacrifier à des effets de communication (ne pas rater le train des révolutions arabes) voire à l’ingérence caractérisée : c’est ainsi qu’a été importée en Syrie une guerre par procuration entre l’Iran et « l’axe chiite » d’une part et les puissances sunnites (Arabie Séoudite, Qatar, Turquie) d’autre part. Avec quel effet, sinon la prolongation d’une guerre ravageuse, au risque de radicaliser toujours plus l’opposition au régime syrien ?
  3. Les maux d’aujourd’hui résultent des inconséquences d’hier. En matière de politique extérieure, comme en matière d’immigration ou de politique de l’intégration, l’Europe a trop longtemps pratiqué la politique de l’autruche. Elle n’a pas vu venir le coup qui mijotait depuis plus de trente ans, avec la montée de l’islamisme radical au Moyen-Orient aussi bien que dans nos banlieues abandonnées aux prédicateurs salafistes, au prétexte de la paix sociale.
  4. Il y a bien longtemps que j’avais mis en garde contre les ingérences commises dans le monde arabo-musulman au prétexte d’y défendre ou d’y promouvoir les « droits de l’Homme », au mépris bien souvent des droits des citoyens et des peuples. De même, ai-je suscité, en 1999, comme ministre de l’Intérieur, une Consultation des musulmans en vue d’encourager, face à la montée du fondamentalisme, la naissance d’un Islam de France, compatible avec les principes de la République et avec la laïcité, conçue comme espace commun de débat civique. Je mesure aujourd’hui le temps perdu, faute qu’une volonté politique ferme se soit manifestée dans la durée. Je fais une exception pour la politique d’Obama au Moyen-Orient, beaucoup plus sage que ne le disent ses contempteurs. Ceux-ci, il est vrai, sont bien souvent des néoconservateurs qui persistent dans leurs erreurs, simplement recouvertes d’un badigeon « droit de l’hommiste ».

 

  1. Si aucun de ces immenses problèmes n’est soluble séparément, plus encore que la vision d’ensemble, manque le sens qui permettrait d’ordonner leur solution en surmontant le nihilisme en lequel ces maux s’enracinent : la perte d’un horizon non pas seulement spirituel mais tout simplement humain ; le désespoir de masses miséreuses interdites de développement ; la peur de populations confrontées, là-bas, à des guerres sans fin et, ici, à la hantise de perdre leur âme et leurs repères ; l’absence d’espoir de la jeunesse en une vie meilleure qui jette certains dans une radicalisation mortifère. C’est ce grand vide qu’il faudrait avant tout combler. Le néolibéralisme n’est pas la fin de l’Histoire, mais il pourrait être, à défaut d’une telle vision, celle de l’Humanité.

 

 

IV – Pour relever tant de défis qui montent à l’horizon, il faut être réaliste, mais il faut aussi être idéaliste.

 

  1. Il faut être réaliste :

 

  1. a) Les problèmes migratoires sont devant nous. L’accueil ne peut qu’être proportionné à la capacité d’intégration de nos sociétés. La vraie réponse est dans le co-développement, à condition que celui-ci ne soit pas qu’un mot.

 

  1. b) Les terroristes djihadistes veulent nous détruire. Leur moyen est de nous précipiter dans une guerre civile. On ne peut répondre à ce défi que par une stratégie de rassemblement en vue du salut public. Mais qui a cela à l’esprit ? Nous voyons le véritable fiasco de la révision constitutionnelle qui montre que la société française ne s’est pas haussée, contrairement aux premières apparences, au niveau du défi qui lui était jeté. La réponse est dans le civisme. Or, il n’y pas de civisme sans patriotisme. La France a la chance de sentir se ranimer dans son peuple le patriotisme républicain. Celui-ci n’est pas le « patriotisme constitutionnel » cher à Habermas. Il plonge beaucoup plus loin ses racines : c’est le patriotisme français qui nous vient des anciens temps, mais dont le couronnement a été la Révolution française et la proclamation de ses « immortels principes » qu’il convient de faire revivre, à condition d’abord de les comprendre : droits de l’homme oui, mais inséparables de ceux du citoyen. Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et donc refus de l’ingérence, seule l’ONU fixant ses limites à la « responsabilité de protéger ». Séparation des pouvoirs oui, mais à condition qu’ils coopèrent. Laïcité conçue comme la recherche en commun par tous les citoyens de ce qu’est le bien public, ceux-ci s’efforçant, au-delà de leurs différences, de trouver un langage argumenté qui ne soit pas d’abord l’affirmation de leur croyance religieuse, dont ils sont libres, à condition de ne pas vouloir l’imposer dans l’espace public. Laïcité signifie donc dépassement. Or nous avons sous les yeux l’expression d’une sorte de séparatisme communautaire qui se traduit dans l’apparence vestimentaire ou capillaire. C’est mal vécu. Quand tout le monde l’aura compris de part et d’autre, les choses iront mieux. Je crois dans les forces de résilience qui existent dans la société française, dans la capacité de réflexion des uns et des autres pour ne pas céder aux entraînements, aux habitudes de pensée qui sont, à mon avis, la menace que nous devons surmonter.

 

  1. c) L’intégration de nos concitoyens de tradition musulmane est une priorité. Il faut la vouloir de part et d’autre.

De leur part d’abord : ils ont parfaitement le droit de conserver leur quant à soi, leur lien avec leur culture d’origine. L’intégration à la France répond au souci de leur donner l’accès aux codes sociaux qui sont la clé de leur liberté. C’est donc leur intérêt.

Et il faut aussi que les Français de souche plus ancienne veuillent cette intégration : nous ne chasserons pas les cinq millions d’habitants de tradition musulmane qui vivent en France et dont la plupart sont maintenant des citoyens français. L’amour de la France doit nous porter vers eux. Nous n’oublions pas notre Histoire commune, certes souvent faite de violences, mais aussi de combats et de réalisations partagées. La conscience est meilleure conseillère que la repentance.

 

La France est une communauté de citoyens : Assumons ensemble cette Histoire, avec ses contradictions. « Faire France » à nouveau, voilà le grand défi. Pour l’avenir de ce grand continuum humain qui va de l’Afrique aux Flandres, il faut que le « bateau France » tienne la mer, car son naufrage serait la noyade de tous.

 

 

  1. Il faut être réaliste donc, mais aussi idéalistes :

 

On ne fera rien de bien en dehors d’une grande vision d’Humanité. Il faut :

  1. Repenser la démocratie

– d’abord dans l’entreprise. On nous vante le modèle allemand : inventons un statut de l’entreprise qui ferait toute sa place aux travailleurs salariés et au management à côté des actionnaires auxquels tout est sacrifié aujourd’hui.

– les institutions de la Ve République ont cherché le point d’équilibre entre un Président arbitre qui soit l’homme de la Nation et un Parlement représentatif des aspirations populaires changeantes par définition. Le raccourcissement à cinq ans du mandat présidentiel a été une erreur qu’on doit corriger. Le retour au septennat permettrait de revaloriser le rôle du Parlement. La question du maintien ou non du 49.3 se pose. La revalorisation du rôle du Parlement ne peut signifier le retour au régime d’assemblée qui a perdu la IIIe et la IVe Républiques.

  1. Repenser l’Europe avec ses nations. C’est le projet politique et non la concurrence qu’il faut remettre au cœur de la construction européenne.
  2. Remettre à plat les rapports de l’Orient et de l’Occident, chargé de trop lourds ressentiments.
  3. Lancer et soutenir une grande initiative de co-développement avec l’Afrique.
  4. Et pour cela, ne jamais oublier de recaréner la République, pour « faire France » à nouveau. Car la France est à la fois, indissociablement, la fin et le moyen d’une Histoire qui ne doit pas s’interrompre : « Il y a, disait Charles de Gaulle, un pacte séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde ». L’effondrement du communisme n’est pas la fin de l’Histoire. La République a préexisté au socialisme. Elle nous incite à chercher nous-mêmes un sens à l’aventure humaine. Quel est le sens de la vie ? « C’est, disait Vercors, dans « Le silence de la Mer », de lui donner sens par nous-même» Voilà ce que signifie être républicain aujourd’hui : construire une Europe européenne à la hauteur des défis du XXIe siècle.
  5. J’ai parlé du patriotisme républicain. Comme Ferdinand Buisson, comme Jaurès, je ressens le besoin d’un carburant spirituel pour aider la République à faire face au défi de l’islamisme radical puisqu’il faut l’appeler par son nom.

 

Le rapport de la République à la religion n’a jamais été simple. La loi de séparation de l’Église et de l’État ne règle pas le problème. Elle définit un cadre, mais ce cadre n’est pas un cadre vide. La religion de la République, telle que l’avait pensée Ferdinand Buisson, permettait l’exercice de toutes les religions, dès lors qu’elles acceptaient de s’inscrire dans le cadre républicain. C’est une idée qui reste très moderne. La France ne doit pas abandonner les concepts de Nation civique, de citoyenneté, de laïcité : ils sont plus que jamais nécessaires au monde dans lequel nous allons vivre. Encore faut-il bien les comprendre et bien les expliquer. Ils s’enracinent dans toute notre Histoire mais ne perdent pas le cap de l’Universel. Régis Debray, il y a dix ans, a très bien défini ce qu’il appelle « la communion à la française » : « C’est ce qui met la jeunesse sur le pont par gros temps, quand se trouvent menacés les idéaux de souveraineté populaire, de laïcité et de raison. C’est une foi commune dans les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. C’est une certaine conviction républicaine que ces valeurs doivent s’appliquer à l’Humanité entière et que le pays qui les a le premier proclamées à la face du monde, a une vocation particulière à parler pour tous les autres ».

 

Cette « communion » s’enracine dans l’Histoire tout entière de la France. Quand celle-ci est attaquée, nous défendons plus qu’une philosophie, une manière d’être et de sentir, bref une civilisation. C’est ainsi que le patriotisme français fait corps avec le patriotisme républicain. Résumons-nous, la France ne doit pas baisser pavillon. La reconquête de l’estime de soi et de la fierté d’être français est la condition de notre redressement.

 

 

V – Les axes du redressement.

 

La France a encore un rôle majeur à jouer, en Europe et dans le monde.

 

  1. D’abord il faut, pour redonner confiance au pays, réaffirmer la souveraineté sans laquelle la citoyenneté n’a pas de sens. Mandater par référendum le gouvernement pour ouvrir la renégociation des traités européens et la réorientation de l’Europe :

Avec trois priorités qui peuvent mobiliser d’autres peuples que le nôtre :

– la sécurité ;

– la croissance et la résorption du chômage ;

– la capacité collective enfin à relever les défis scientifiques et technologiques de notre temps.

L’essentiel est dans la restauration d’une capacité stratégique de l’Europe dans le monde du XXIe siècle.

L’utilisation du référendum manifestera le rétablissement de la souveraineté nationale et donc de la citoyenneté.

 

  1. Pour réorienter l’Europe, il faudra de proche en proche redonner aux peuples européens la conscience de leurs intérêts stratégiques communs. Il nous faudra, ensemble si possible et sinon avec les volontaires :

 

  1. promouvoir une coopération renforcée contre le terrorisme djihadiste ;

 

  1. assurer le contrôle des flux migratoires pour proportionner l’accueil à la capacité d’intégration de chaque pays ;

 

  1. veiller à l’intensification et la coordination de l’effort militaire en fonction des défis de sécurité qui nous sont propres. La priorité n’est pas le « bouclier antimissiles balistiques » (DAMB) mais la recréation d’un service national court pour mettre sur pied une garde nationale chargée de la protection des territoires et des populations, sans préjudice de la constitution d’une force de projection autonome de concert avec les grands pays européens ;

 

  1. cadrer politiquement notre mise en défense :
  • par une initiative de co-développement vis-à-vis de l’Afrique et notamment des pays du Sahel
  • par une redéfinition de notre politique au Moyen-Orient en donnant la priorité à la reconstruction des États.

 

  1. Revoir notre rapport à l’Islam :
  2. à l’intérieur par le renouveau de l’intégration républicaine ;
  3. en politique extérieure, en retrouvant une politique d’indépendance au Moyen-Orient, fondée sur la non-ingérence et la reconnaissance des peuples à disposer d’eux-mêmes.

 

  1. Revoir notre approche de la globalisation. Il y a, en effet, manière et manière de s’inscrire dans la mondialisation :
  2. monnaie commune ;
  3. primat donné à la politique industrielle européenne, sur la politique de la concurrence ;
  4. suspension de la négociation du TTIP tant que le problème de l’extraterritorialité du droit américain ne sera pas réglé.

 

  1. Redéfinir le partenariat stratégique UE/Russie : il est la condition de l’émergence d’une « Europe européenne ». Les intérêts communs et les complémentarités l’emportent sur les divergences. Dans le XXIe siècle l’Europe et la Russie doivent agir de concert. Et s’il le faut que la France donne l’exemple !

 

  1. À l’intérieur il faut renouer avec les fondamentaux républicains :
  2. l’effort, le mérite ;
  3. mettre un terme aux privilèges indus ;
  4. dissoudre une nomenklatura honnie en supprimant symboliquement l’ENA. Celle-ci est devenue l’école de légitimation des élites installées. Ces dernières se sont approprié à la fois les hauts postes dans la Fonction publique, la direction des grandes entreprises publiques et privées et la représentation politique elle-même, au détriment du reste de la population. Il faut revenir à des systèmes de sélection et de promotion internes.

 

Pour combler le fossé qui s’est creusé entre les élites et le peuple, l’outil principal restera cependant la lisibilité restaurée de l’action politique sans laquelle il n’y a pas de participation civique digne de ce nom.

 

 

Conclusion

 

Le pari sur le redressement repose sur la capacité de notre peuple à faire face aux périls immenses qui le menacent et à faire bloc derrière un gouvernement républicain énergique. C’est cette vision d’ensemble que République Moderne entend promouvoir : la présence à cette tribune d’Arnaud Montebourg et d’Henri Guaino manifeste qu’il n’y a dans notre esprit nulle exclusive, bien au contraire. L’un et l’autre ont apporté des idées neuves à la vie politique française. Le peuple français attend une parole de vérité. Ceux qui sauront la faire entendre trouveront son oreille, car l’attente est forte !

 

 

Jérôme Sainte-Marie

 

 

Je remercie République Moderne, et au premier chef Jean-Pierre Chevènement, pour cette invitation à présenter ce que je crois être le Nouvel ordre démocratique, et à en débattre.

Voici une situation étrange, celle de défendre une thèse, vingt ans après l’avoir combattue, et devant les mêmes personnes.

Cette thèse est très simple : le clivage gauche / droite laisse place à un autre clivage, qui lui est pratiquement perpendiculaire. Et ce nouveau clivage, vous vous en doutez, a beaucoup à voir avec la Nation.

La chose, si elle était avérée, serait d’importance : en effet si l’on peut discuter de la substance réelle de la gauche ou de la droite, on ne peut nier que ce clivage structure notre vie politique.

Allons dès à présent plus loin : depuis 1981, l’alternance entre gauche et droite dans l’exercice du pouvoir national a consolidé nos institutions politiques, et a stabilisé la société.

Si le ressort en était cassé, ce que je crois, la déstabilisation serait profonde. Les fidélités, les habitudes, ce que l’on appelle parfois les alignements électoraux, seraient remis en cause.

Et d’en évoquer rapidement le double défi que nous lance cette réalité émergente,

Défi intellectuel d’abord, comment se représenter un débat politique pour l’essentiel dégagé du clivage gauche/droite, et donc comment nommer les éléments de ce nouvel ordre démocratique ;

Défi politique aussi, car ce changement d’axe risque de devenir dangereusement concret dans les prochains mois, nous plaçant tous, à la mesure de nos responsabilités politiques propres, devant des choix inédits.

 

 

Commençons par le constat, car je crois que la réalité est cette fois-ci encore très en avance sur sa représentation, ou, pour le dire autrement, que le mouvement est impulsé par la base, aux quatre coins du pays aussi bien que dans d’autres démocraties européennes.

Nous suivrons donc un plan linéaire : ce qu’est à grands traits l’ordre politique finissant ; quelles sont les bornes temporelles et les caractéristiques de la phase de transition que nous vivons ; et comment anticiper le nouvel ordre politique qui sera intronisé lors du second tour de l’élection présidentielle.

 

A – Nous connaissons l’ordre politique sur lequel nous avons vécu depuis le milieu des années 1980. Il avait des caractéristiques stables :

  • Deux coalitions s’affrontent pour la répartition des postes de pouvoir ;
  • Au niveau national, l’alternance est systématique, et à un rythme accéléré par le quinquennat ;
  • Il existe une troisième force, le Front national, défi persistant à la logique des institutions mais solitaire et hors d’atteinte du pouvoir, même local ;
  • Les deux forces principales excluent de gouverner ensemble, mais leur politique est convergente.
  • On est donc dans une situation de tripartition du vote depuis une trentaine d’années, ce qui n’empêche pas le système politique de fonctionner correctement, malgré, ou peut-être à cause, d’une abstention grandissante.

Bien sûr, si cet ordre politique, celui, si l’on ose dire, de l’alternance unique, a tenu jusqu’à présent, c’est que les Français le voulaient bien, s’accordaient à penser que le pouvoir revenait légitimement au PS ou à l’UMP/LR, et la plupart des forces sociales se sentaient suffisamment défendues dans ce cadre. Chaque force politique avait ses clientèles, et par ailleurs, ces alternances permettaient de tempérer les frustrations de la population sans remettre en cause les intérêts supérieurs, c’est à dire, pour le dire crûment, ceux des forces agissantes au niveau des marchés financiers, des institutions internationales, et bien sûr de l’Union européenne.

 

B – C’est l’ensemble de ce dispositif qui vacille aujourd’hui. Nous sommes dans une phase de réorganisation politique clairement encadrée par deux élections présidentielles : celle de 2012 étant la dernière de l’ordre ancien, celle de 2017 devant être la première du nouvel ordre, les élections intermédiaires marquant, et de manière grandissante, l’incapacité de l’ordre ancien à se maintenir.

Ce qui s’est passé dans le Nord et dans le Sud aux dernières élections régionales est particulièrement significatif de cette mutation. On a bien une perturbation du clivage gauche-droite, actée par le retrait de la première lors du second tour.

En grand, cela correspond à ce que l’on constate au fil des élections locales, l’évanouissement de la gauche, qui laisse sa place au second tour à la droite libérale, dont elle devient, de fait, la force d’appoint.

Mutation donc, mais aussi crise. Pourquoi ? Parce que la progression de la force jusque-là tenue en lisière du système, le Front national, retourne la logique des institutions de la Vème république contre l’ordre politique qu’elles étaient censées garantir. Cette crise politique correspond évidemment à une crise économique, sociale, identitaire, que la moindre observation de la société, par exemple via les sondages, confirme.

Il va sans dire que le sentiment qui s’est installé, non plus de vivre une crise mais plutôt de connaître un déclin du pays, est déterminant dans cette évolution de l’électorat. Déclin, mais aussi dissociation des destins, entre ceux qui pourraient encore profiter de la mondialisation, et les autres, toujours plus nombreux. Il ne s’agit donc pas d’une simple exaspération face à une absence de résultats, mais d’une rage profonde, du sentiment d’être gouverné contre ses propres intérêts et contre ceux de la communauté nationale.

Là encore, le mouvement vient d’en bas. Nous ne serions pas en train de parler de cela si désormais le Front national ne réalisait pas des scores trois fois supérieurs à ceux du Parti socialiste parmi les ouvriers et les employés, par exemple.

L’enquête publiée aujourd’hui par Le Monde illustre une donnée connue de tous, et acceptée sans que l’on en tire toutes les conséquences, celle de la présence de la force exclue au second tour, le Front national. Et cela non pas à l’issue d’une conjonction catastrophique et imprévue des forces politiques, on pense au 21 avril 2002, mais de manière anticipée et acceptée.

C’est pourquoi l’élection de 2017 devrait être l’avènement d’un nouvel ordre politique, cristallisant brutalement tous les éléments en suspension, et nous forçant tous à affronter cette nouvelle réalité.

 

C – à partir de là, plusieurs points pour alimenter votre réflexion stratégique :

 

1/ Tout d’abord, n’y a pas d’équivalence entre l’affaiblissement de la gauche et de la droite. C’est avant tout l’affaissement de la gauche de gouvernement qui déstabilise le système. Pourquoi ? Parce qu’elle renonce explicitement à sa fonction première à l’égard de ses électeurs.

Le secret des renaissances successives de la gauche résidait dans la croyance qu’elle était la protectrice du salariat, contre une droite qui aurait défendu la rente et le profit. Aussi près qu’en 2012, François Hollande avait réussi à se faire élire en brocardant son adversaire comme « Président des riches ». Au second tour, parmi les ouvriers, 58% des suffrages exprimés se sont portés sur le candidat socialiste.

 

Cette croyance s’est aujourd’hui effondrée, le monde du travail ne se sentant guère défendu contre les assauts du chômage et la concurrence de la main d’œuvre étrangère, y compris dans le cadre européen. Or, si la gauche ne parvient plus à être identifiée comme la défenseuse de larges groupes sociaux, elle risque d’être ballotée au fil des élections comme un bateau sans quille. La proclamation de « valeurs » abstraites, hors sol, ne lui serait pas alors d’un grand secours.

 

2/ Les gauches type Syriza ou Podemos ont- elles un avenir en France ? Vu la crise sociale et politique que connaît la France, le recul de toute la mouvance à gauche du Parti socialiste suscite l’interrogation. Beaucoup plus que les différences entre les systèmes électoraux ou bien entre les personnalités, je crois que la clef de cette énigme se trouve dans l’histoire politique des différents pays. En France, depuis 1945, l’extrême-gauche, à commencer par le Parti communiste, a été intégrée au régime, participant à la construction de notre système social, et parfois même au gouvernement. À l’inverse, l’extrême-droite en a été tenue à l’écart. La situation est tout autre, et même symétriquement opposée, en Espagne ou en Grèce. Le sentiment que la société française est dans l’impasse atteint pour cela toute la gauche, mais non le Front national, justement parce qu’il n’a pas de bilan à justifier. À l’inverse, Podemos ou Syriza peuvent prétendre constituer des alternatives nouvelles. Notons que dans le cas de Podemos, il y a une réflexion très intéressante sur la souveraineté et sur la notion de populisme.

 

3/ La tripartition n’est pas tenable

À défaut de proportionnelle aux législatives et avec une élection du président de la République au scrutin universel direct, la tendance au clivage binaire est la plus forte. Sous le mandat de François Hollande, le Front national s’est hissé à un niveau électoral proche de celui de la gauche ou de la droite. Le génie est sorti du flacon où il avait été maintenu durant trente ans, avec des scores significatifs mais éloignés de la qualification pour le second tour, l’accident du 21 avril 2002 mis à part. Désormais, comme l’ont montré les élections départementales, le Front national impose sa présence au tour décisif. Comme on l’a vu, telle est l’hypothèse vraisemblable pour la présidentielle de 2017. Ce sera le moment de vérité. De la droite, ou plus probablement de la gauche, le courant politique qui sera éliminé à l’issue du premier tour entrera dans une crise sans précédent. Contre le Front national, les débris de la force vaincue s’agrègeront à la force victorieuse, sur le modèle de l’union des tenants du « oui » contre ceux du « non » lors du référendum de 2005 à propos de l’Europe. Comme cela s’esquisse dans plusieurs pays européens, et comme cela s’observe dans nombre de villes et départements français, où le Parti socialiste a pratiquement disparu, le clivage gauche-droite aurait alors vécu.

 

4)      Comment définir le nouvel ordre démocratique ?

 

En premier lieu comme un ordre cohérent et moderne, correspondant bien mieux aux différences d’intérêts sociaux et d’émotions partagées que ne le fait l’ordre électoral actuel. De fait, si l’abstention atteint des hauteurs vertigineuses, c’est d’abord parce que le clivage entre la gauche et la droite ne renvoie plus aux représentations dominantes parmi les électeurs. Ensuite, le nouvel ordre décrit est avant tout vertical, opposant les catégories populaires aux élites, au sens très large, perpendiculairement au clivage gauche-droite. Ce nouvel ordre démocratique oppose deux forces, l’une dominée par le Front national, sous un vocable quelconque, l’autre faisant la synthèse de ce qu’il y a de commun au libéralisme économique et culturel professé dans les partis de gouvernement à gauche ou à droite. Selon ce schéma, le rapport à l’Europe, à la mondialisation et à l’identité nationale est bien sûr décisif dans le reclassement des uns et des autres. Le contexte actuel de paupérisation et de désarroi favorise l’émergence de ce nouvel ordre démocratique. Mais l’opportunité de concrétisation en est le scrutin présidentiel de 2017.

 

En conclusion :

Il faut souligner que le nouveau clivage s’imposera selon moi non seulement parce qu’il correspond mieux à la répartition des opinions, des affects et des intérêts, mais surtout parce qu’il est d’une plus grande utilité fonctionnelle.

Ceux d’en bas se sont convaincus que leurs intérêts n’étaient plus défendus dans le cadre de l’ancien système. Par la gauche, par sa renonciation explicite à la justice sociale. Par la droite, par sa conversion explicite là aussi au libéralisme culturel et sa renonciation, davantage masquée, aux intérêts nationaux. La crise des migrants, cet été, en a été l’illustration.

Mais soulignons que ceux d’en haut trouvent de plus en plus d’avantages à ce changement d’axes. Ils y voient l’occasion de donner à la politique suivie péniblement aujourd’hui une base politique et sociale élargie, pour modifier la société française dans le sens de leurs intérêts.

Privé de son utilité fonctionnelle après s’être vidé de sa substance, le clivage gauche-droite me paraît donc aujourd’hui condamné à être remplacé. Ceci place chacun devant des responsabilités considérables, afin qu’il s’agisse encore d’un ordre républicain.

 

 

 

Henri Guaino

 

 

Bonsoir à tous et merci de votre invitation.

 

On peut considérer que le brouillage du clivage droite-gauche est un fait nouveau. On peut aussi considérer que le désordre politique dans lequel nous sommes plongés trouve son origine dans la disparition du gaullisme, qui était devenu une composante essentielle de la vie politique française après la guerre, et surtout à partir du 1958. En effet, l’idée de dépasser le clivage droite-gauche n’est pas tout à fait nouvelle. Tout ce qui appartient à la tradition gaullo-bonapartiste relève de ce choix de transcender un clivage droite-gauche dont il a toujours été bien difficile de saisir ce que vous appeliez la « substance ».

De quelle droite, de quelle gauche parlons-nous ? Si l’on excepte les moments de l’histoire où un clivage très marqué opposait le collectivisme et les partisans de la liberté individuelle, la démocratie populaire et la démocratie tout court, il serait bien difficile de définir de façon substantielle la différence entre une multitude de droites et une multitude de gauches. Après tout, le catholicisme social et la gauche de la fin du 19e siècle avaient au moins en commun la volonté de porter la question de la justice sociale.

Ce qui nous arrive aujourd’hui peut être renvoyé à une mutation très profonde et nouvelle du système. C’est un peu l’analyse que vous faisiez, et il y a une part de vérité dans ce diagnostic. Mais cela peut aussi être renvoyé à la disparition de cette grande force politique qui s’est retrouvée un peu déportée sur sa droite parce que la gauche n’a pas été au rendez-vous du gaullisme au moment où elle aurait dû l’être. Selon Philippe Seguin, l’histoire du mouvement gaulliste était celle d’une résistance constante à la droitisation, la gauche étant restée en-dehors du mouvement voulu par le Général de Gaulle. On se retrouve aujourd’hui avec un conglomérat de droites traditionnelles qui n’ont rien à se dire, même si elles se retrouvent dans les mêmes partis : droite libérale, voire ultra-libérale, droite traditionnaliste, droite d’autorité, droite d’argent, auxquelles s’ajoutent les rescapés du gaullo-bonapartisme qui se demandent encore – moi le premier – ce qu’ils font là. Je le dis en forme de boutade mais non sans une certaine tristesse. Je suis rentré dans une famille politique à une époque où on faisait passer la Nation avant son parti. Beaucoup de ceux qui militaient avaient servi leur pays, avaient risqué leur vie, avaient fait des choix essentiels à des moments décisifs de notre histoire. à droite comme à gauche, dans les grands partis de gouvernement, nous retrouvons aujourd’hui les vieux politiciens de toujours.

Plus grave, ce qui est menacé, c’est notre idée de la Nation de la République et de l’État et ce que ce triptyque recouvre : une certaine idée non seulement de la politique mais de la civilisation, comme le disait Jean-Pierre Chevènement, c’est-à-dire une certaine idée de la liberté de l’homme, de la liberté des peuples, de leur place dans le monde, de leur rapport aux autres. La menace vient de cette idée qu’il y aurait une sorte de « sens de l’histoire » qu’on appelle aujourd’hui la modernité et qu’on ferait mieux d’appeler la postmodernité (la modernité a engendré la Nation, la postmodernité l’a détruite).

Paradoxalement, au moment-même où on croyait avoir liquidé la philosophie de l’histoire avec les grands régimes communistes, on retrouve cette fâcheuse tendance des deux côtés de l’échiquier politique : Nous voici tous sommés de courir éperdument dans la même direction… L’exemple de la politique concernant le marché du travail montre à quel point nous sommes confrontés, des deux côtés de l’échiquier, à la fuite éperdue vers ce que j’appelle la politique des dîners en ville où des gens très bien, parfois des hauts fonctionnaires, expliquent doctement qu’il faut en finir avec la fonction publique. Les mêmes, lorsqu’ils sont ministres, vont à Davos expliquer en anglais que dans la situation économique où nous sommes, on ne peut pas payer un peu plus cher les heures supplémentaires… J’en passe !

Cela me rappelle ce joli film d’Henri Verneuil[2] où le dialoguiste Michel Audiard fait dire à Jean Gabin, qui incarne « Le Président », lors d’une passe d’armes à l’Assemblée nationale :

« Je vous reproche simplement de vous être fait élire sur une liste de gauche et de ne soutenir à l’Assemblée que des projets d’inspiration patronale ».

« Il y a des patrons de gauche ! Je tiens à vous l’apprendre », rétorque un député.

« Oui, et il y a aussi des poissons volants mais qui ne constituent pas la majorité du genre », conclut le Président.

On en est un peu là. Le problème, c’est qu’aujourd’hui les poissons volants de droite et de gauche volent tous dans le même sens, sans jamais se demander où ils vont, et c’est à qui volera le plus vite.

La loi sur le travail me paraît un cas d’école absolument remarquable : on sort une loi qui renie tous les engagements que les députés socialistes et le président de la République ont pu prendre devant leurs électeurs, devant le peuple français. Et la droite de louer l’initiative : « Magnifique ! Si cette loi était présentée au Parlement en l’état, je la voterais, même si elle ne va pas assez loin ! »

Où va nous mener cette fuite éperdue ?

 

Vous évoquiez les attentes de certains acteurs internationaux.

Mais qui attend quoi ?

Ce qu’on fait en Europe en matière de politique de la concurrence, d’ouverture des marchés publics est sans équivalent dans le reste du monde. Partout ailleurs (États-Unis, Chine, Inde, Japon…), il y a des États, des nations, des frontières…

Qui attend cela de la France et de l’Europe ?

Sont-ce les marchés ? Les marchés n’ont jamais rien attendu de particulier. Un marché est un espace où des gens gagnent de l’argent en achetant et en vendant avant les autres. Le marché financier n’a pas d’idées, pas de dessein, il avance au hasard à mesure que les informations tombent. Certes il y a des intérêts dans la finance mais plus les marchés, se conformant aux souhaits des financiers, vont dans le sens de la dérèglementation et de la libéralisation, et plus ils avancent au hasard et sans but. s’accrocher aux marchés, c’est donc aller nulle part. mais les marchés n’attendent rien de particulier. Ils vous sanctionnent le matin parce que vous avez un déficit budgétaire, l’après-midi, parce que vous ne faites pas assez de croissance.

Et si c’était tout simplement dû à une défaillance profonde de tous les responsables, de toutes les « élites » intellectuelles, économiques, politiques qui dirigent l’Europe depuis plusieurs décennies, de tout ce qui constitue ce que de Gaulle appelait « les féodalités européennes » ? Personne en effet n’attend de nous que nous fassions la politique de la concurrence la plus folle du monde ! Bien sûr, quand nous décidons d’ouvrir nos marchés comme personne ne les a ouverts, nos concurrents se réjouissent mais ils se gardent bien d’en faire autant.

J’attends avec impatience le traité transatlantique. Si je vois bien ce que les Américains vont exiger de nous, j’attends avec intérêt ce qu’ils vont donner en échange. Vont-ils abandonner le Buy american Act ? Vont-ils renoncer à utiliser leur politique de défense pour violer toutes les règles de la concurrence loyale ? Vont-ils renoncer à faire la guerre commerciale à travers leurs tribunaux ? Si l’Europe devait avoir une utilité, elle consisterait à dire « non » quand les tribunaux américains sont des instruments du chantage américain sur les entreprises étrangères, les économies étrangères, les États étrangers. L’Europe pourrait de temps en temps dire « non » aux Chinois. Nous avons une Europe qui empêche les gouvernements européens de gouverner et qui n’a jamais rien à dire sur les rapports de force avec les États-Unis ou avec la Chine. Mieux, quand un État européen se fâche avec les Chinois, les autres États européens se précipitent en Chine pour prendre sa place.

L’Europe pourrait être le levier des peuples européens dans ces rapports de force. Elle pourrait être l’instrument qui obligera enfin les grands groupes internationaux à payer des impôts là où ils exercent leur activité. Cela commence timidement mais on est encore loin du compte. Il est vrai que nous avons un président de la Commission européenne qui a passé sa vie à faire de l’évasion fiscale ou de la fraude fiscale… Il était le candidat du PPE pour prendre la tête de la Commission européenne. Mais, au moment des élections européennes, je n’ai entendu personne, dans ma famille politique, expliquer aux Français que voter pour les candidats de l’UMP de l’époque, c’était voter pour M. Juncker !

 

La démocratie se porte mal. En effet, elle est aujourd’hui totalement en porte-à-faux par rapport aux grandes questions qui sont celles de notre temps mais qui se posent depuis toujours : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la liberté des peuples à écrire leur propre histoire, à dire « non » à ce qui menace d’asservissement, que ce soit par d’autres peuples, d’autres continents, ou par des forces anonymes : le déterminisme économique, les forces de l’argent, de la technique…

 

 

Dans l’histoire récente, trois questions absolument essentielles ont été considérées comme résolues.

 

La première était la question nationale.

Les nations étaient destinées à se dissoudre dans la globalisation, la mondialisation, l’humanité tout entière. On était citoyen du monde, donc de nulle part, les droits étaient universels. On s’avançait sur cette voie avec un enthousiasme absolument débordant non seulement en matière économique mais aussi en matière juridique puisque les juges s’attribuent désormais des compétences universelles. Je ne parle pas du travail que font les juridictions supranationales avec la complicité de nos propres juridictions.

La Nation se détruit avec la démocratie ; la démocratie se détruit avec la nation. S’il n’y a plus de question nationale, il n’y a plus de question à se poser en matière de démocratie parce que la démocratie a besoin d’un cadre. Pour savoir sur quoi appuyer la loi de la majorité encore faut-il qu’il y ait un peuple qui accepte, parce qu’il a une conscience de peuple, cette loi de la majorité.

Il en va de même pour la solidarité qui a besoin de frontières. Il faut une conscience et des frontières à la démocratie ; il faut une conscience et des frontières à la solidarité. Pas de frontières, pas de conscience d’être un peuple, pas de sécurité sociale. Pourquoi payer pour le voisin si on n’a pas le sentiment d’appartenir à une entité qui justifie et légitime cette solidarité ?

On a évacué la question nationale sans voir que se posaient derrière elle une multitude de questions qui, du coup, restaient non résolues.

 

Ensuite on a considéré la question économique comme résolue.

Le marché allait décider de tout, la concurrence allait être la réponse à tout, non seulement aux questions qu’on range en général dans la catégorie des questions économiques mais à toutes les questions de la société : il n’y avait plus un problème de société qui n’allait se résoudre par une forme de concurrence.

Or la question économique est posée. On l’a vu dans la succession des crises depuis une trentaine d’années, avec une particulière acuité au moment de la crise de 2008 quand ceux-là même qui ne voulaient plus entendre parler des États ni des nations se sont précipités auprès de leurs gouvernements pour demander de l’aide. On m’avait beaucoup expliqué dans les années précédant cette crise que la nationalité d’une entreprise, d’une banque, n’avait plus de sens… on ne pouvait pas trouver de critère, tout cela était fondu dans un gigantesque magma international. Pourtant, aucune ne s’est trompée de guichet ! Les banques considérées légitimement comme françaises, quel que soit l’actionnariat, sont venues voir le gouvernement français, les banques américaines ont sollicité le gouvernement américain. Je n’ai vu aucune banque néozélandaise aller demander de l’aide au gouvernement britannique…

 

La question sociale, elle aussi, semblait résolue.

Un think tank proche du parti socialiste avait résolu le problème : il n’y avait plus de question sociale, il n’y avait plus que des questions « sociétales ». Il fallait s’occuper des « minorités agissantes », de la « diversité »… Mais la question sociale n’était plus un problème, en tout cas n’était plus un problème politique. Et comme la classe ouvrière était vouée à disparaître, il n’y avait plus de raison de s’en occuper.

On s’étonne du nombre de fonctionnaires qui vont vers le Front national… « Salauds de fonctionnaires ! » : la formule déclenche à coup sûr les acclamations dans les meetings de droite. La gauche, elle aussi, présente le fonctionnaire comme un privilégié qui grève le budget de l’État et des collectivités locales et préconise de jeter à la poubelle le statut de la fonction publique. Rejetés d’un côté comme de l’autre, il ne faut pas s’étonner que les fonctionnaires se réfugient dans l’abstention ou au Front national.

Il en est de même pour les ouvriers. Les agriculteurs, à leur tour, sont touchés. À force de faire de la politique sans s’intéresser aux gens auxquels elle s’adresse… Mon vieil ami Charles Pasqua avait coutume de dire que pour faire de la politique il faut aimer les gens. Or on fait aujourd’hui de la politique par la détestation de l’autre… Ce n’est pas grave, ces questions ne se posent plus, le marché pourvoira à tout, la concurrence pourvoira à tout ! Privatisez tout ! Faites disparaître l’État ! Vous n’avez plus besoin d’armée, à peine besoin de police, la justice vit sa vie (et quelle vie).  L’État est une survivance du passé.

 

La question nationale ne se posait plus, la question sociale ne se posait plus, les questions économiques ne se posaient plus.

Sur la question scolaire, il y a longtemps qu’on a renoncé. Je suis frappé de voir que jamais, dans les programmes scolaires, on n’évoque le fond. Quelques ministres de l’éducation nationale, dans les décennies passées, ont rappelé que le rôle de l’école est d’apprendre à lire, à écrire, à compter, à former des hommes libres, des citoyens pensant, agissant, autonomes, et que l’éducation était faite pour instituer un certain type d’hommes auquel nous tenions, un certain idéal humain. Il s’agit aujourd’hui de fabriquer de l’ « employabilité » : extraordinaire projet de civilisation dont se réclament nombre de soi-disant « humanistes »! D’autres posent le problème de l’école en termes d’organisation : Les écoles doivent-elles être autonomes ? Les professeurs sont-ils trop ou pas assez payés ? On traque tout ce qui est « inutile » pour le supprimer.

L’utilitarisme, grande maladie de notre temps. On trouve derrière ce mot l’explication de beaucoup de nos maux.

La Nation sert-elle encore à quelque chose ?

L’État sert-il encore à quelque chose ? Dans une lettre adressée au vice-président du Conseil d’État, Régis Debray justifiait sa démission : « Il n’y a plus d’État à conseiller ».

La culture sert-elle à quelque chose ? J’ai entendu un ministre de la culture déclarer dans une émission : « Il faut en finir avec la culture cultivée »…

 

Nous en sommes là, non par de prétendues contraintes imposées par le reste du monde ou de supposées lois de l’économie mais parce qu’il n’y a plus dans le paysage politique aucun mouvement capable de porter une idée simple de la politique.

La politique est l’irruption de la volonté humaine dans l’histoire, pour le meilleur ou pour le pire. D’un côté il y a les déterminismes de la nature, de la technique de l’économie… et de l’autre côté il y a la volonté humaine. Quel est aujourd’hui le grand parti politique qui porte cette idée que la politique est la volonté humaine dans l’histoire ? Certes les dérives sont possibles (la volonté de puissance…) mais sans la politique il n’est aucun recours contre les déterminismes qui menacent à tout instant d’asservir hommes et peuples.

Les sociétés occidentales en sont malades, les sociétés européennes en particulier.

Ma première campagne, la plus belle, fut celle de Maastricht. Quand on relit les arguments des anti-maastrichtiens les plus raisonnables, ceux qui sont à cette table, on a l’impression que cela a été écrit hier. Et ce que nous avons sous les yeux est le fruit de la politique de ceux qui sont restés sourds à ce que nous avions dit à l’époque. Nous payons aujourd’hui la manière dont l’Europe a décidé de se construire à partir du milieu des années 80, par l’Acte unique et le traité de Maastricht. Mais ce n’est pas tombé du ciel, ce n’est pas « le sens de l’histoire ». Si l’Europe contribue à détruire les nations, c’est parce qu’elle obéit aux choix politiques de l’élite européenne.

 

La grande question politique de l’avenir commence avec la Nation mais aussi avec l’État et la République. Je regrette que ce mot soit aujourd’hui galvaudé.

La République, en France, n’est pas simplement un régime institutionnel. Elle n’est pas le contraire de la monarchie mais son héritière. La République, en France est l’autre nom de la Nation une et indivisible.

La République ne se confond pas avec la démocratie. « Nous voulons la République et la démocratie » disait le Général de Gaulle. La France est un État-nation, un des rares pays où l’État, la Nation et la République sont superposés et quasiment confondus.

C’est peut-être dans cette direction que nous avons à chercher pour demain des clivages politiques les plus pertinents. Et si nous ne nous rendons pas compte que c’est sur cette question politique, philosophique, morale que va se jouer l’avenir de notre pays, de notre continent, de nos libertés, de notre démocratie et de notre prospérité, alors nous n’avons rien compris à ce que sera le monde de demain qui est déjà presque celui d’aujourd’hui.

Hélas, la prochaine élection présidentielle ne sera peut-être pas le début du renouveau mais un pas de plus en direction du gouffre. L’émergence du Front national, loin d’imposer un nouveau système politique, nous enfonce dans l’ancien en renforçant le vote par défaut : Avec un Front national en arbitre, chaque second tour oppose soit la gauche et le Front national et c’est la gauche qui gagne, soit la droite et le Front national et c’est la droite qui gagne. Plus que jamais, en se posant moins de questions que jamais, on perpétue l’alternance stérile entre deux grands conglomérats politiques sans aucune identité politique qui, unis sur rien, n’ont plus rien à dire… sinon qu’ils sont contre le Front national. C’est la grande coalition contre le fascisme. Comment s’étonner après cela qu’on ne puisse pas gouverner : pas de mandat, aucun engagement à remettre en cause quoi que ce soit dans le cadre qui nous impose à tous de continuer à mener les mêmes politiques… jusqu’au jour où les gens nous pendront par les pieds.

 

La question nationale ne s’était pas posée avec autant d’acuité depuis longtemps. Jamais, depuis la Seconde guerre mondiale nous n’avions affronté de tels désordres, dedans et dehors, en Europe et dans le monde.

Nous croyons vivre une modernité triomphante (innovations techniques, « uberisation »…) mais nous venons d’échapper de peu au retour de la Neustrie et de l’Austrasie ! Aberration qui semble ne troubler personne…

S’ajoute à cela le non-cumul des mandats qui va non seulement « déraciner » les députés mais couper le lien entre le local et le national et faire que le local va se construire contre le national. Les féodalités, grandes régions et potentats locaux commencent à se mettre en place… et cela finira avec la Neustrie et l’Austrasie ! Grand progrès : l’Europe nous aura ramenés au Moyen-Âge social, politique, culturel !

 

 

arnaud montebourg

 

 

Je veux d’abord remercier Jean-Pierre Chevènement, ami de longue date dont les prédictions, malheureusement, n’ont pas été démenties. Je crois que lui-même aurait préféré qu’elles le fussent.

J’ai commencé comme militant du Parti socialiste à l’âge de dix-neuf ou vingt ans, en 1983, à l’époque du « tournant », une question sur laquelle il m’arrive de penser encore, relisant ce qui se disait alors et réentendant les phrases des amis de Jean-Pierre qui assuraient la formation du jeune militant politique que j’étais (qui avait collé les affiches de François Mitterrand dans sa Bourgogne natale).

Je me suis souvent dit que c’était là que les choses s’étaient nouées, qu’elles ne s’étaient pas dénouées depuis et que la question se posait pour ceux qui ont en charge non la gauche mais la France puisque nous sommes tous dépositaires, comme citoyens, d’une Nation éminemment politique, d’une parcelle de la responsabilité de faire ce pays ensemble, ce qui nous impose de repenser cette période, de relire, de comprendre à nouveau.

Ce colloque, outre qu’il me donne l’occasion de poursuivre la discussion entamée avec Jean-Pierre Chevènement, année après année, décennie après décennie, me procure le plaisir de revoir Henri Guaino, auquel je dois exprimer mon estime car il fut l’un des orateurs et dirigeants de la droite qui, courageusement, lorsque j’étais au gouvernement, approuva le projet de nationaliser les usines de Florange appartenant au groupe Mittal-Arcelor : idée absolument incongrue ! Dans « nationalisation », il y a « Nation ». Il est assez intéressant de voir que tous les États la pratiquent. Il est extraordinaire d’observer que, dans ce débat dit « de Florange », l’arc politique entier était réconcilié autour de ce projet, depuis Jean-Luc Mélenchon jusqu’à Mme Le Pen, en passant par François Bayrou, François Baroin, Thierry Breton, Henri Guaino… toutes les sensibilités de l’invraisemblable bric-à-brac que sont devenues la droite et la gauche aujourd’hui. Un tel consensus républicain est assez rare, il faut le noter. Je voudrais dire aujourd’hui à Henri Guaino que je m’en souviendrai longtemps.

 

Pourquoi la question « République et Nation » se pose-t-elle ?

L’éloge funèbre que vient de prononcer, à la Bossuet, notre ami Guaino montre à quel point la question est sensible. Pour certains, tout cela est déjà mort mais je serais plutôt de l’avis de Jean-Pierre Chevènement, faisant confiance aux forces de résilience, de résistance – dont M. Sainte-Marie a dit quelques mots -, et peut-être de résurgence (mot emprunté à la géologie qui exprime le point où réapparaît une rivière souterraine) du peuple français.

 

Donc je ne prononcerai pas d’éloge funèbre. Je décrirai le sentiment de dépression collective que le pays exprime. Les Français, interrogés, disent que leur bonheur individuel est accessible mais que leur bonheur collectif a disparu. On constate une sorte d’impossibilité de l’être collectif.

Au Moyen-Âge on pratiquait un châtiment très cruel, « l’inconfort », sorte de cachot ou de cage où on ne pouvait se tenir ni debout ni couché, de sorte qu’on était dans l’inconfort permanent. Cela figure un peu la France d’aujourd’hui, avec ses caractéristiques, son identité républicaine, dans la mondialisation actuelle et dans une Europe que nombre de nos concitoyens considèrent comme le cheval de Troie de la globalisation néolibérale. C’est ce châtiment cruel, ce moment difficile, que nous avons à vivre, que nous partageons.

Un mouvement profond, politique, de rejet s’est exprimé en 2005 lors du référendum sur le dit traité constitutionnel européen et se manifeste, élection après élection, promesses non tenues après engagements reniés. Il est nécessaire de reconsidérer cette situation d’inconfort et de mettre fin à la douleur exprimée par les Français. En effet, depuis plus de vingt ans, à chaque alternance, après les génuflexions faites dans les quarante-huit heures à Bruxelles et Berlin, dès l’atterrissage du Président – quel qu’il soit – au Bourget ou à Villacoublay les promesses sont oubliées. Cela peut encore durer longtemps, jusqu’au moment où nous allons atteindre la dernière station-service avant le désert lepéniste. Il est grand temps de prendre conscience du danger dans lequel nous sommes de ne plus être capables d’être nous-mêmes.

 

Que signifie « être nous-mêmes » ?

Jean-Pierre Chevènement a prononcé une esquisse brillante. Henri Guaino a inscrit l’ADN français dans le gaullisme. Nous pourrions, à gauche, inscrire une part de ce qu’a été la gauche dans l’ADN de notre Nation.

 

Comment décrire cette « identité républicaine » qui explique l’inconfort que nous ressentons dans la France d’aujourd’hui ?

 

C’est d’abord un attachement maladif à la liberté de pensée et d’expression. La France est le pays du refus de l’arbitraire vis-à-vis du prince. C’est le pays voltairien qui refuse l’obscurantisme des religions, respecte Dieu mais se méfie des églises et des interminables guerres de religion. La France est le pays de la Saint Barthélémy et de l’édit de Nantes.

 

C’est une passion phénoménale pour l’égalité. « Les hommes se précipitent sur l’égalité comme sur une conquête, et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on veut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier [3] », écrivait Tocqueville. Les Français ont une méfiance instinctive pour la compétition sans limites qui organise l’inégalité des conditions, la perte de chances, en contradiction avec l’esprit méritocratique républicain. L’accroissement des inégalités, le rejet qu’il provoque dans les tréfonds de l’identité républicaine française, est notamment ce qui explique, comme le dit Henri Guaino, la persistance du modèle redistributif, quelles que soient les alternances, et cette résilience dont parlait Jean-Pierre Chevènement. C’est notre compromis culturel entre le catholicisme et la République. Je crois que c’est là l’un des points d’appui sur lequel le pays peut parfaitement rebondir.

 

C’est aussi la société conçue comme indivisible, une communauté unique de citoyens agissant ensemble et instituant leur destin collectif. Ce n’est pas une fiction, la réussite de ce modèle était telle que les Français l’ont diffusé dans le reste du monde.

Et ce moment « post-national » mettrait fin à notre histoire ? Il n’y aurait plus de Nation ?

Je ne vais pas refaire la tirade « guainoienne » sur la disparition de la France parce que la France ne peut pas disparaître. C’est l’esprit de l’école républicaine qui forme, certes, de bons ouvriers, de bons cadres, de bons polytechniciens mais aussi, d’abord, ces citoyens soucieux de leurs droits, conscients de leurs devoirs et actifs dans le monde dans lequel ils s’apprêtent à entrer.

 

Enfin, c’est une Nation politique, commandée par une volonté politique et qui assume la charge d’organiser la société, sans l’abandonner à la société elle-même.

La domination du politique sur l’économique vient de très loin dans l’histoire de France. Il y eut le colbertisme, le bonapartisme, puis le gaullisme et le mitterrandisme dans sa version antérieure à 1983 (et non dans sa version « ni, ni » de 1988). Nous avons cela en nous et nul ne pourra nous l’enlever. Une enquête récente du Cevipof cherchait à évaluer dans tous les partis politiques la part de la composante libérale, c’est-à-dire du « laisser-faire », expression par laquelle John Maynard Keynes définissait la politique qui précédait celle du Président Roosevelt. En 1926, dans son livre « La fin du laisser-faire », il expliquait que la politique doit guider l’économie pour éviter que celle-ci ne s’effondre. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans les années 30 et nous le revivons aujourd’hui. Le pouvoir abandonné aux marchés nous mène au chaos. La reprise ne main par la politique ramène à la prospérité. Ces postulats, qui conviennent parfaitement à la France, sont désormais prohibés dans l’organisation où nous nous sommes nous-mêmes installés, pour ne pas dire piégés.

 

Rappelant tous ces éléments, on voit combien « l’inconfort » est extrême puisque chacun de ces points est percuté et malmené par la mondialisation libérale et les postulats qui ont triomphé dans l’ensemble des élites françaises de la technostructure, gangrénant les responsables politiques, l’oligarchie éditoriale, l’ensemble du système qui dirige intellectuellement et politiquement le pays.

 

Notre identité républicaine est aussi impactée par la montée de l’individualisme culturel (moi d’abord, le reste on verra ensuite, peu m’importe le sort du monde…) et la revendication communautariste.

Le fait de constituer une communauté à l’intérieur d’une Nation comme la nôtre pose le problème de l’action en commun. D’où le retour de la question laïque sur le devant de la scène pour tenter de régler cette question fondamentale.

Il est évident que dans notre pays toute une oligarchie se comporte aujourd’hui en agent d’adaptation de la France au « bien » imaginaire. Mais elle tend en réalité à liquider tout ou partie de l’identité française. Cette confrontation s’est déjà produite sous des formes différentes, détournées, implicites. Mais je crois que le moment de vérité arrive. L’identité républicaine doit s’affirmer. Et plus elle s’affirmera, plus elle sera capable de produire les éléments de coopération avec le reste du monde. Car ne pas s’affirmer, c’est disparaître ; s’affirmer, c’est négocier sa position.

 

Dans son très bel « éloge des frontières » (Gallimard 2010), Régis Debray a exprimé l’idée qu’on peut agir dans un cadre fini mais qu’on ne peut pas se déterminer lorsqu’il n’y a plus de limites. C’est la raison pour laquelle la question européenne est déjà au cœur de toutes les campagnes électorales, de toutes les controverses françaises, et européennes maintenant.

Nous n’allons pas nous débarrasser de cette question aussi rapidement que certains le voudraient car elle est maintenant le point nodal de la solution à nos problèmes.

Ce qui est en question, c’est l’Union européenne, la construction européenne telle qu’elle va, son juridisme bureaucratique, son système d’humiliation des peuples et des gouvernements : Il y eut la Grèce ; aujourd’hui, un fonctionnaire de la Commission européenne explique que le Parlement et le gouvernement français se trompent, il leur attribue des notes : une institution non démocratique établit un système de notation de notre Nation ! Et les journaux de reprendre à l’unisson que « la France est le mauvais élève de l’Europe » ! à Princeton, où les meilleurs scientifiques américains observent ce qui se passe dans la zone euro, un économiste en chef du FMI, de nationalité indienne, me disait récemment : « Vous ne pouvez pas construire l’Union européenne sur l’humiliation des peuples. Ce n’est pas possible ! ». L’affaire grecque nous l’a montré mais cela s’observe tous les jours dans les rapports avec ce qu’est devenue Bruxelles. J’en ai moi-même une expérience assez originale sur le terrain économique industriel.

 

L’Europe est la question fondamentale des années à venir et il faudra bien qu’un jour un peuple décide de la trancher et de la régler. La France, pays fondateur, ne peut pas admettre que l’Union européenne soit devenue ce système à la dérive qui a échoué dans toutes ses promesses. Si la République a échoué dans ses promesses – et il faudra que nous balayions devant notre porte et que nous travaillions à remuscler la République dans ses objectifs politiques – l’Union européenne n’a pas rempli une seule de ses promesses : La croissance, la sortie de crise, la prospérité, la question migratoire, le problème énergétique… Sur toutes ces questions, non seulement l’Union européenne empêche les États d’exercer leur volonté mais elle ne permet à la souveraineté partagée qu’elle est censée promouvoir de proposer aucune solution à ces problèmes. Il est naturel que les peuples en tirent les conclusions et décident de se débarrasser de l’Europe. C’est ce qu’on observe dans tous les pays européens.

Avant que ne s’imposent des solutions qui nous amèneraient au chaos, il serait intelligent que se mettent au travail tous ceux qui, à la fois, aiment l’Europe, chérissent la France, ont besoin de l’une et de l’autre.

Le Général de Gaulle avait imaginé le plan Fouchet (1961-1962). C’était une manière de dire « oui » à l’Europe. Il n’y a pas qu’une seule manière de se concevoir européen. C’était d’ailleurs le sens d’un certain nombre de « non » constructifs au traité constitutionnel européen en 2005.

Voilà pourquoi je crois nécessaire que nous posions ces questions sur la table dans le débat qui viendra. Chacun peut apporter sa pierre à l’édifice. Nous sommes tous dépositaires de notre propre avenir. Nous écrivons l’histoire. À nous d’écrire l’histoire de l’Union européenne, non pas de sa défaisance, mais de sa restructuration, plutôt que sa réorientation et de sa renaissance, pour la mettre au service de chacun de ses membres.

 

 

Régis debray

 

 

Nous vivons un moment de tristesse, disait Henri Guaino. Il a raison.

Nous vivons un moment d’inconfort, vient de dire Arnaud Montebourg. Il a raison.

J’ajouterai : un moment d’embarras. Les cartes sont brouillées. Je dirai que c’est un bizarre entre-deux qu’on est en train de vivre. Un entre-deux chronologique, un entre-deux sentimental, un entre-deux spirituel. Quand j’entends Henri Guaino et Arnaud Montebourg, je me dis que nous savons encore ce qu’on peut regretter mais que nous ne savons plus ce qu’on peut espérer. C’est une situation nouvelle. On sent bien qu’on est dans un tunnel mais la petite lumière au bout a disparu. C’est plus embêtant pour la gauche que pour la droite, parce que la gauche met ses verbes au futur. Et il y a une crise du futur. Le présentisme a ses limites et, oserai-je dire, ça ne nourrit pas son homme.

Enfin sur le futur on se trompe souvent. Vers 1930, un grand futurologue prédisait qu’à force d’être assis dans des petites boîtes métalliques appelées automobiles, les citadins allaient voir leurs jambes s’atrophier. Eh bien, depuis qu’ils ne marchent plus, ils courent. C’est « l’effet jogging ». Autrement dit, il y a, comme disait Arnaud Montebourg, des résurgences, des reviviscences. Le passé n’est pas quelque chose d’achevable qu’on laisse derrière soi. Il fait retour. Et je crois qu’il faut vraiment abandonner quelque chose que dénonçait déjà Walter Benjamin en 1938 et 1939, et qu’il imputait aux socio-démocrates de son temps : la conception ferroviaire d’un temps homogène, linéaire, mécaniste, le progrès comme chemin de grue qui va du petit vers le grand, du local au global, de la croyance au concept, de l’affect au calcul. Ce chemin-là n’existe pas. D’abord parce qu’il importe à nous de le tracer, ensuite parce qu’il n’est jamais rectiligne.

Qui dirait aujourd’hui : « La France est ma patrie, l’Europe est mon avenir » ? Cela sonnait fort plausible en 1980 mais trente ans après, c’est ringard. Le ringard du jour peut être la nouveauté du lendemain et la nouveauté de la veille peut être le ringard du lendemain. Donc soyons prudents là-dessus.

Oui, il y a des retours et notamment le retour de la nation. Mais quelle nation ? Il y en a qui sentent mauvais, c’est la nation ethnique. Et puis il y en a qui sentent bon, c’est la nation civique. Mais ce qu’il y a de certain c’est qu’il y a tout de même un passage, aujourd’hui, quant à cette idée de nation.

 

 

« …Phénix il meurt un soir / Le matin voit sa renaissance »[4].

Ce qui est en train de mourir – ou ce qui est mort hier soir – dans les têtes et les faits, c’est la nation domaniale, cadastrale, patrimoniale. La nation comme pré-carré privatif et exclusif, un territoire ombilical, apanage d’un « rassembleur de terres », la nation comme clôture, stockage, addition tangible de quantités discrètes (hectares, tonnes d’acier, kilowattheure, ressortissants etc.) La nation à l’affût, crispée derrière ses créneaux, bardée de généalogies et d’excommunications. Les survivances ont la vie dure – elles entourent souvent ceux qui les enterrent, en l’occurrence les enfants de Jean Monnet, les européistes… Mais cela est derrière nous.

Ce qui est en train de naître : quelque chose qui a plus à voir avec le temps qu’avec l’espace ; avec une mémoire qu’avec une comptabilité. Avec un logiciel et non un matériel commun. Quelque chose qui répugne à la terre et au sang, qui met à l’ordre du jour un avenir plus qu’un passé et propose à défendre plus qu’un avoir une façon d’être, de parler le monde et de le transmettre. La souveraineté française a décollé d’une portion de territoire vers une aire plus aérienne, économique, technologique et culturelle (d’où, sans doute, la modernité de l’idée francophone).

Au fond, si la puissance aujourd’hui se joue du côté des petites énergies, si le code est aujourd’hui infrastructure et non accompagnement, un pôle communautaire en forme de « mémoire vivante » (où l’utilisateur peut écrire de nouvelles données) et non plus marqué comme « mémoire morte » (où il n’est possible que de lire un programme fixe) récuse d’emblée la rhétorique alternative, nationalisme/ mondialisme, tradition / progrès. Si le Japon n’avait persévéré dans son passé, sa culture et ses cultes, aurait-il pu partir à la conquête des marchés mondiaux ?

L’erreur nationaliste : faire de la Nation une substance, quand elle n’est qu’un ensemble d’opérations ; et d’une procédure ouverte de survie, une Idée ou une chose transcendantes, fermées. La mort dès lors saisit le vif et transforme l’enjeu en fétiche. Dans la vie sociale, les essences – classe, race, Nation – sont des étouffoirs qui rendent furieux ceux qu’elles enferment. Les majuscules pourvoyeuses de délires et voleuses d’énergie ont donc fait leur temps, du moins en Europe, et des nations au pluriel minuscule, il faut désormais se répéter que leur existence précède l’essence. Ce ne sont pas des totalités positives, de droit naturel, des agrégats statistiques de choses et de gens, ni d’impérieuses princesses de droit divin. Mais des manques à combler, des histoires en pointillé qui ne tiennent qu’à un fil. Il est bon que la densité d’une Nation soit plutôt celle d’une absence. D’une nostalgie ou d’une attente. Cela garantit un peu d’humilité, d’humour et de respect des autres. »

 

 

Je vous remercie d’avoir écouté silencieusement ce long passage, un peu littéraire et fastidieux. Je l’ai retrouvé dans mes archives, je l’avais écrit en 1984[5], au moment où Arnaud Montebourg rentrait en politique. ça fait trente ou quarante ans qu’on répète les mêmes choses mais on est content de voir qu’elles peuvent connaître un regain, un renouveau.

Si la nation a changé en l’espace de trente ans, ce qui n’a pas changé, c’est ce que notait Michelet : « En nationalité, c’est tout comme en géologie, la chaleur est en bas. Descendez, vous trouverez qu’elle augmente ; aux couches inférieures, elle brûle.

Les pauvres aiment la France, comme lui ayant obligation, ayant des devoirs envers elle. Les riches l’aiment comme leur appartenant, leur étant obligée. Le patriotisme des premiers, c’est le sentiment du devoir ; celui des autres, l’exigence, la prétention d’un droit. » (Le Peuple, 1846)

Avouez que ce n’est pas mal !

Parlant d’aujourd’hui, je dirai que l’embêtant est que l’erreur nationaliste se corrige souvent par une erreur de sens contraire, c’est-à-dire par l’idée d’une république a-nationale, sans histoire ni géographie. Jean-Pierre Chevènement évoquait le « Patriotisme constitutionnel » théorisé par Habermas. On peut trouver normal que pour un peuple qui a été gorgé jusqu’à plus soif de Walkyries, de Wagner, de Forêt noire, un peuple qui a été écrasé par tous les sortilèges de la terre et des morts, il se produise comme un retour de balancier et qu’on invente une vision éthérée, épurée, d’une république hors-sol, sans langue et sans mémoire, sans frontières et sans fierté, sans affect et sans musique où le droit tiendrait lieu de racines. En fait, ça ne marche pas, comme on peut le voir aujourd’hui chez notre voisin allemand. Disons que ça prépare de dangereux retours du refoulé ; des retours de bâton. C’est vrai qu’il faut tordre le bâton dans l’autre sens pour le remettre droit mais quand on va trop dans un sens, le bâton vous revint sur la figure et c’est ce qui peut se passer en Europe.

 

Au fond, toute la question est de savoir en quoi consiste un peuple, mot évoqué par Jean-Pierre Chevènement comme par Henri Guaino et Arnaud Montebourg.

On disait droite-gauche.

Je crois que le mot « peuple » a deux définitions : soit démos, soit ethnos. Démos, c’est le peuple titulaire de droits, le peuple porteur d’avenir, le peuple civique, le peuple de la démocratie. Ethnos, c’est le peuple héritier d’une histoire, qui a une culture propre, un héritage. D’un côté un universel, souvent abstrait ; de l’autre côté, un particulier souvent fermé, jaloux, haineux. Ce sont deux acceptions, deux voix, me semble-t-il, qui ont du mal à dialoguer l’une avec l’autre. Je me sens lié aux deux, à la France comme démocratie mais aussi à la France comme sujet historique, donc détenteur d’une singularité inaliénable.

Je trouve un peu dommage qu’il y ait eu cette division du travail. Je dirai qu’en général la gauche assume le démos et la droite assume l’ethnos. La droite est volontiers ethniciste, insistant sur l’unicité, parfois l’exclusivité, parfois l’orgueil, parfois le chauvinisme. Mais elle défend quelque chose de vrai, de sérieux, qui est tout simplement la réalité d’une langue, la réalité d’une tradition, la réalité parfois d’une légende. C’est ancré dans un sol défini, héritier d’une histoire longue. Ça, la gauche il lui arrive de s’en foutre un peu. Et elle le paie. Il y a des retours d’ethnos. On le voit aujourd’hui, notamment quand on refuse d’assumer le mot « national », il vous revient comme un coup de poignard dans le dos.

Jérôme Sainte-Marie disait que des clivages étaient en train de bouger. On rêve d’une force politique qui assumerait les deux. Qui assumerait à la fois un destin singulier (celui que nous a fait notre passé, notre inconscient collectif, qui fait que la France n’est pas un pays comme les autres, comme l’a montré Arnaud Montebourg) mais aussi l’idée que la France ne peut pas s’enfermer, que le peuple a des droits. Autrement dit, réconcilier l’universel et le particulier. C’est la tâche qui nous incombe aujourd’hui et c’est votre travail pour demain, mes amis !

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

Je reprendrai le fil directeur de ce qui a été dit jusqu’à présent afin de lancer le débat.

 

J’ai bien noté la tonalité toujours très hégélienne du propos de Régis Debray, déjà remarquée ici même lors de notre rencontre du 16 décembre. Aujourd’hui, la métaphore du crépuscule (l’heure où s’envole l’oiseau de Minerve) était très présente : Il était dans « l’entre-deux », le troué, le pointillé. Cet « entre-deux » joue un rôle capital dans notre débat. Nous allons revenir aux concepts durs qui ont été très justement mis sur la table mais ces concepts n’ont de sens et de portée, y compris sous forme de propositions, que si on tient bien compte de cet « entre-deux », cette sorte de zone grise qui fait que nous évoluons dans un système extrêmement interdépendant dans lequel, si nous mettons une proposition sur la table, il faut tenir compte de l’effet retour, de l’écho, du terreau et du terroir sur lesquels intervient cette proposition. C’est, me semble-t-il, ce qui rend la tâche politique du redressement de notre pays si difficile.

 

Henri Guaino a souligné qu’à « La République et la Nation » nous aurions dû ajouter « l’État ». Il nous a lui-même fait remarquer que l’État avait fâcheusement disparu du paysage. Nous aurons l’occasion d’en reparler à la troisième réunion de République Moderne, en mai, lorsque nous traiterons davantage d’économie.

Pourquoi seulement la Nation et la République ? Parce qu’il apparaît que Nation et République sont de retour. Aujourd’hui même, répondant à une question dans l’hémicycle, le Premier ministre, entraîné dans un élan rhétorique, a eu ces mots d’une grande profondeur : « Avec les attentats du 7 janvier, la République est revenue sur le devant de la scène. Avec les attentats du 13 novembre, la Nation est revenue sur le devant de la scène. ». C’est très juste. Le mot « République » s’est prononcé davantage depuis les attentats dits de Charlie Hebdo et le mot « Nation » est revenu plus fort avec les sinistres attentats de novembre et le besoin sécuritaire, l’état d’urgence qui s’est développé à partie de là.

Il y a une autre raison pour laquelle l’État semble absent de notre propos d’aujourd’hui. Ce qui lie les questionnements de la République et de la Nation, c’est que nous sommes aujourd’hui dans un état d’ « humiliation » (Arnaud Montebourg a prononcé le mot). Notre pays a la légitime fierté de son histoire et de ce qu’il a conquis, notamment depuis la Première République. De cette fierté il ne faut pas faire un orgueil démesuré, une hubris, mais cette humiliation de la fierté nationale joue un rôle très important. C’est elle, si on y réfléchit bien, qui relie la République et la Nation.

La République, sans cesse encensée, si mal comprise par ceux-là même qui en disent le plus grand bien (il faut s’inquiéter quand tout le monde s’affirme républicain) tend à devenir un cadre vide : Ceux qui se déclarent prêts à descendre dans la rue « pour défendre la République » seront les premiers à voter les lois les moins républicaines qui soient. Disant cela, je ne pense pas aux lois sécuritaires, bien au contraire. Je veux dire qu’il y a une distorsion très sensible dans l’hommage rendu à la République qui, dépassant celui que le vice rend à la vertu, est parfois celui que l’inconscience rend à une sorte de grand fétiche, de grand autel.

 

S’agissant de la Nation, c’est naturellement la question européenne qui a été au cœur du sujet traité aujourd’hui. C’est la construction européenne telle qu’elle se fait qui porte l’humiliation des nations et, singulièrement, de la nôtre. On ne peut rien construire sans les nations, cela a été dit. Et (j’entre là dans ce clair-obscur que Régis Debray a déployé avec tant d’art) on n’arrive à rien non plus par la dépossession de souveraineté qui crée le « ressentiment ». On a parlé de malheur (le thème de Marcel Gauchet), on a parlé de frustration, de sentiment de déclin, on n’a pas parlé du ressentiment, celui, si l’on en croit Nietzsche, que ressentent les faibles contre ceux qui dominent quand « la véritable réaction, celle de l’action, est interdite »[6]. Comment ne pas faire la relation entre ceci et le vote aux extrêmes qui a été particulièrement bien analysé et mis en valeur par Jérôme Sainte-Marie ?

République – Nation / Nation – République : c’est entre ces deux concepts, entre ces deux clés de notre boîte à outils nationale que se joue certainement cet orgueil français (au bon sens du terme) qu’il faudrait pouvoir reconstruire. Régis Debray opposait le démos à l’ethnos. Il faudrait, pour l’opposer à l’hubris, trouver le mot grec qui désigne l’orgueil justifié, le sentiment légitime de l’œuvre accomplie, la reconnaissance de ce que nous avons été et de ce que nous pouvons encore être. Mais il y a de ce côté-là quelque chose qu’il faut reconstituer : peut-être simplement la fierté d’ « être français », non pas conçu comme être éternel, permanent, substantiel comme une essence, ce serait absurde, anhistorique, mais entendu comme la capacité à construire quelque chose, à porter des propositions qui, une fois encore, nous sortiront de cette suite de déclins et de sursauts dont parle aussi Marcel Gauchet dans son dernier ouvrage. Mais les sursauts ne nous ont pas toujours si mal convenu.

 

« Le brouillage du clivage droite-gauche trouve son origine dans la disparition du gaullisme » nous a dit Henri Guaino. Mais, ai-je envie de lui demander, qu’est-ce qui est à l’origine de la disparition du gaullisme ? Le gaullisme a été un moment improbable, dans le prolongement du CNR, à la suite de la résistance, où, en effet, un climat d’unité nationale s’est installé autour d’un certain nombre de perspectives de redressement du pays. Encore ne faut-il pas le surestimer car le gaullisme, qui a connu ses combats internes, s’est senti de plus en plus seul jusqu’au moment où la droite classique (orléaniste, libérale) dont parle René Rémond a rattrapé la droite bonapartiste. Elle l’a fait dans un environnement où la mondialisation libérale ne dominait pas encore mais où les clefs des coffres forts sonnaient de plus en plus fort, couvrant la voix pourtant forte du Général, lequel disait : « Je n’aime pas les miens parce qu’ils aiment trop l’argent ». Parole terrible qu’on peut entendre comme : Ne me laissez pas seul avec les miens ! Mais c’est pourtant ce qui s’est produit.

C’est ainsi qu’on a reconstitué la droite classique, la gauche classique. C’est ainsi que s’est nouée entre les deux grands partis de gouvernement une alliance implicite autour de la question européenne. C’est pourquoi la droite a fini par accepter l’Europe. J’ai le souvenir de Jacques Chirac oscillant au moment du vote de Maastricht. On le voyait littéralement en train de changer d’avis (encore un « entre-deux »). On peut dire que la droite qu’il représentait alors, en situation de liquider le gaullisme, a accepté l’Europe pour avoir le marché, tandis que la gauche a accepté le marché pour avoir l’Europe. Tout cela a scellé une sorte de pacte autour de ce qui devenait le social-libéralisme, à coups de commutation des valeurs qu’il serait trop long d’exposer ici.

 

C’est donc la question européenne, centrale dans ce qui a été dit ce soir, qui relie la question nationale et la question républicaine.

 

Sur la question républicaine, une enquête récente du Cevipof (mars 2016), analysée par Luc Rouban, très bon connaisseur des affaires publiques, met en valeur sur l’ensemble du spectre de la population française le retour de l’autorité (peut-être Jérôme Sainte-Marie souhaitera-t-il le commenter). Cela ne tient pas seulement aux attentats de 2015 et de 2016. Cela tient explicitement, d’après l’analyse du sondage, à l’impuissance européenne face aux flux migratoires, dont Jean-Pierre Chevènement a parlé avec beaucoup de précision et de force. La demande d’autorité est également mise en relation avec l’impuissance du pouvoir politique dans les réformes économiques et sociales sur fond de crainte d’une nouvelle crise financière mondiale. Cette enquête montre que, s’il y a des écarts, il n’y a pas, pour l’essentiel, de fracture générationnelle ni sociale. Il n’y a pas non plus de fracture entre les sexes. Par conséquent nous avons ici un panorama de la société française où, en mars 2016, après les années troubles que nous venons de vive (qui, hélas, ne sont pas terminées) revient très fort cette demande d’autorité.

 

C’est la raison pour laquelle je crois être en phase avec le projet de restauration d’un service national que j’ai lancé avec un certain nombre de mes collègues qui ont signé la pétition adressée au Président de la République[7]. La réponse du Président par le service civique ne me semble pas appropriée. Nous nous réjouissons qu’il y ait un engagement à long terme, quelle que soit d’ailleurs l’extension qu’on donne au service civique, mais rien ne peut remplacer l’obligation de servir la collectivité nationale. L’obligation plus l’universalité. C’est tout le monde ou ce n’est personne. On sait très bien que l’ancien service s’était totalement dévoyé et c’est un service pour le 21e siècle qu’il faut reconstituer.

Jean-Pierre Chevènement a parlé d’intégration, je crois pour ma part qu’un grand projet intégrateur, plus intéressant certainement que le projet avorté de déchéance, serait une proposition fort concrète qu’on peut mettre sur la table si on est vraiment républicain (ce pourrait être un moyen de voir qui est républicain et qui ne l’est pas). En tout cas les Français qui, à 80 % (69 % des plus de 18 ans), approuvent ce type de proposition sont républicains. C’est un chiffre très révélateur !

 

Sur la Nation, c’est-à-dire la question du redressement de notre souveraineté vis-à-vis de l’Europe, j’ai entendu ce qu’ont dit les intervenants. J’ai été très frappée par la manière constructive dont Arnaud Montebourg a présenté les choses, disant en substance que si  la France (pays fondateur qui ne peut pas admettre que l’Union européenne soit devenue ce système à la dérive qui a échoué dans toutes ses promesses) n’est pas en situation d’exiger un changement, qui pourra le faire, qui le fera ? C’est peut-être en ce moment où nous sommes au bord du « gouffre » dont parlait Henri Guaino que nous pourrions donner le meilleur de nous-mêmes. Ce qui est certain c’est que la question européenne est maintenant complètement intégrée par nos compatriotes (pour ne pas dire « l’opinion »), Jérôme Sainte-Marie le confirmera. Ce n’était pas vrai il y a dix ans, quand les gens, vaguement eurosceptiques, incriminaient une méchante Commission. Aujourd’hui les gens sont clairement contre l’Europe telle qu’elle va. Ils savent que la faute en revient à leurs gouvernants qui ont accepté, qui ont laissé faire, qui ne se sont pas opposés et qui leur délivrent à longueur de journée, à côté du message sur les « réformes de structures », ce terrible non-message : tout ce que nous devrions faire et que nous ne faisons pas. Un pays comme la France serait en situation, surtout à l’heure du « Brexit », d’exiger une renégociation de ce TSCG écrit en six mois entre les gouvernements qui voulaient l’écrire. Six mois suffiraient à réécrire un autre TSG radicalement différent qui mettrait en avant les nécessités d’investissements productifs en Europe et qui, naturellement, ne ferait pas de la règle des 3 % autre chose que le cadre d’orientation qu’elle était d’ailleurs déjà à Maastricht (Vous voyez que mon degré d’acceptation va assez loin, peut-être trop loin, me direz-vous), une simple règle indicative dans le temps si les circonstances démographiques, s’y prêtent.

Je pense que la France a certainement les moyens, non plus de pratiquer une politique de la chaise vide, parce que trop de décisions ne se prennent plus maintenant à l’unanimité, mais d’adopter une posture symbolique forte. La Grande-Bretagne n’est pas la seule à pouvoir le faire au nom d’une tradition nationale très différente de la nôtre : la Grande-Bretagne demande à l’Europe d’être plus libérale, ce qui ne serait certainement pas notre demande. Nous ne lui demanderions pas non plus d’être directement plus sociale mais d’être plus volontaire, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

La France peut-elle prendre une initiative solitaire ? Je n’en sais rien. Je sais que si elle n’essaie pas pas elle ne fédèrera pas autour d’elle d’autres pays qui, peut-être, sont mûrs pour le faire. Je pense aussi que la France a derrière elle éventuellement le G8 qui s’étonne et se désole que la zone européenne ne reparte pas, qui regrette l’absence de croissance pour ne pas dire la récession organisée de cette zone.

Je pense que ces choses sont possibles et, pour ma part, j’appelle de mes vœux un travail qui (peut être par un « site dédié ») serait fait autour d’une réécriture simple, pratique, concrète, des traités européens et d’abord du TSCG. Après il faudra tirer le fil. Il faudra évidemment en venir à l’euro mais nous en parlerons à notre prochaine rencontre et je ne peux pas développer ici un sujet aussi long sur lequel Jean-Pierre Chevènement et d’autres ont mis sur la table d’excellentes propositions non pas de révolution mais d’évolution raisonnable.

 

Tout cela ne serait-il pas faisable ? J’avoue que j’ai un peu de mal à le croire.

Je pense que les Français, qui ont intégré la question européenne dans tout ce qu’elle a de négatif, qui en ont compris les raisons, les tenants et aboutissants sont peut-être mûrs pour entendre qu’on peut réécrire les traités européens en trois points principaux :

J’ai donné l’exemple de la manière dont on pourrait revenir sur le « traité d’austérité » au profit d’une relance européenne, d’une libération des investissements.

Il y a bien sûr aussi la question de la concurrence des travailleurs à bas coût et de leur optimisation fiscale, quelque chose qu’il faudrait pouvoir exiger en renégociation car cela demande de réécrire une partie des traités, la règle de la concurrence libre et non faussée.

Enfin la nature même des directives européennes. Je rappelle qu’aux termes du traité qui n’a pas changé sur ce point, les directives lient les États membres quant aux résultats à atteindre. Or, que se passe-t-il depuis trente ans ? Les États recopient mécaniquement des directives de plus en plus fourmillantes de précisions normatives… ils recopient tout alors que, encore une fois, être lié par un résultat ce n’est pas être obligé au niveau des moyens.

Ce sont des choses qu’on peut arriver à expliquer aux Français par une certaine pédagogie. En tout cas je crois qu’ils sont mûrs pour l’entendre, pour comprendre que le gouffre est là et que des propositions constructives et ambitieuses peuvent aussi être mises sur la table. Et il me semble que ces propositions sont de nature à fédérer les citoyens républicains autour d’une fierté nationale retrouvée.


 

Débat

 

 

 

rené pichon-constantini

 

 

Je viens de Corse et la question de la Nation est pour moi un sujet de préoccupation au quotidien. Je remercie Henri Guaino de l’avoir associée à la notion de peuple.

J’ai une question pour Jérôme Sainte-Marie. Dans vos travaux, vous aviez dit que la démocratie, en France, avait l’obsession des parités et des diversités. On n’en parle jamais, comme si nous avions du mal à parler de ces questions. Mais si vos écrits sont avérés, cela ne contrarie-t-il pas l’intention d’Henri Guaino de vouloir construire la Nation sur une identité nationale ? En effet, vous avez aussi parlé d’une sorte d’identité évanescente qui, elle, serait plutôt européenne.

 

 

henri guaino

 

 

Il est certain que la volonté de construire une Nation une et indivisible est le projet de ce qu’on appelle la France depuis très longtemps. Je fais partie des Français qui ne pensent pas que la France a commencé en 1789. La République est une forme d’accomplissement du vieux rêve capétien, avec une idée de la souveraineté très particulière.

Nous avons fini par construire une unité française qui ne nie pas les diversités. Vous êtes corse, je suis provençal… J’ai débattu il y a peu avec une intellectuelle bretonne qui me parlait de la France comme si c’était une puissance colonisatrice. Il y aurait la Bretagne et la France… Mais la Bretagne fait partie de mon patrimoine et mon héritage provençal fait partie du patrimoine des Bretons. J’ai entendu le président de l’Assemblée de Corse nous expliquer que la Corse est « un pays ami de la France » !

La langue française est faite de multiples apports. La culture française, la politesse française, les traditions françaises sont faites de cet extraordinaire mélange qu’est notre Nation, sans doute la plus diverse anthropologiquement. C’est d’ailleurs en raison de cette diversité qu’elle s’est donné une culture et des institutions de l’unité. C’est aussi à cause de cette diversité qu’elle a tellement voulu l’égalité. Alors laissons tomber le débat entre l’égalitarisme, l’égalité vraie et l’ « égalité réelle ». La France a été un vieux pays monarchique, avant d’être un vieux pays républicain. Nous avons d’ailleurs recréé une forme de « monarchie républicaine » ancrée dans l’histoire, dans la culture et dans les représentations collectives de notre pays. En effet, devant la toute-puissance du monarque, le plus petit et le plus puissant se retrouvaient à peu près à égalité. Enlevez le monarque, restent les féodaux, les puissants et les humbles, les petits. Voilà l’origine de l’égalité française. On peut avoir d’autres lectures de l’histoire de France.

La résurgence des hystéries identitaires locales est incompatible avec le projet républicain, avec le projet national français et avec l’existence même d’une Nation française. Mon interlocutrice bretonne voulait que le breton soit enseigné à l’école et utilisé dans la sphère publique ! Si « la charte des langues régionales et minoritaires » advenait, tout serait perdu ! La France commence avec la langue française, elle finira avec elle.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Permettez-moi d’ajouter, qu’avec la charte des langues régionales c’en est fini aussi de la laïcité car elle met fin à la neutralité du service public.

 

 

henri guaino

 

 

La charte des langues régionales signifie que pour la première fois depuis que la République a fini par accomplir notre vieux rêve d’unité, la France reconnaîtrait en son sein des droits, au sens juridique, à des minorités régionales ou autres. Ce serait une rupture fondamentale. Nous ne sommes pas en Hongrie, nous n’avons pas de minorités opprimées… Imaginez cela entre les mains de juges de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), venant de pays ayant une autre histoire et vous comprendrez ce qu’on peut faire d’un tel texte !

 

 

jérôme sainte-marie

 

 

Puisque vous avez fait allusion à ce que j’ai pu écrire, je dirai simplement qu’il s’agit d’un sujet un peu plus délicat que les simples questions d’identité régionale où, ici, tout un corpus est constitué. Il y a un sujet plus récent qui est beaucoup plus délicat à traiter, c’est ce produit d’importation venu de la gauche universitaire américaine que sont les thèmes de la diversité, de la parité, des études spécifiques etc. C’est quelque chose de très compliqué dont il est plus facile de traiter par écrit. Parlant de la gauche, j’indiquais qu’elle trouve là un produit de substitution, très fréquent dans les travaux de la Fondation Jean Jaurès, qui parle beaucoup d’égalité mais dans un sens transformé, celui de « l’égalité réelle » (je crois qu’il y a même un ministère pour ça), qui n’est pas l’égalité sociale. De ce produit de substitution, imposé du haut vers le bas, littéralement, la bourgeoisie universitaire française se fait à son tour le vecteur principal et son organe officiel est, comme vous le savez, le journal Libération.

C’est par ailleurs un moment important de la prise de distance du peuple (dans le sens de catégories populaires) par rapport à la gauche. C’est un moment important du malentendu qui se crée.

Cela sert essentiellement à vendre une égalité qui ne coûte rien, ce qui n’est pas le cas de l’égalité sociale, à laquelle on renonce.

D’autre part cela permet de produire des identités de substitution à l’identité nationale qui fait peur, sans se limiter à ces identités régionales car il n’y a pas des Corse partout en France.

 

 

quentin baradel

 

 

Ma question s’adressera plus particulièrement à Arnaud Montebourg et à Henri Guaino. Vous représentez l’un et l’autre les idées que je partage, même s’il peut y avoir quelques différences entre vous deux.

Pourriez-vous envisager une alliance qui s’opposerait à l’alliance de gouvernement que propose Alain Juppé, avec M. Bayrou, M. Macron, M. Valls ?

 

 

arnaud montebourg

 

 

Je reconnais à Henri Guaino beaucoup de perspicacité et de qualités. Mais, en ce qui me concerne, je ne suis candidat à aucune fonction ministérielle.

Pour le reste, je crois que la question de la reconstruction du pays est posée. On a donc besoin de tout le monde, où qu’on se trouve. Il n’est pas nécessaire d’être dans un gouvernement pour le faire. En tout cas, pour ma part, je ne suis plus candidat à une fonction ministérielle quelconque.

Je peux accorder mon soutien à un gouvernement de droite qui prend des décisions que je juge conformes à l’intérêt de mon pays. Je l’ai fait comme parlementaire. J’ai pu désapprouver des positions qui étaient prises par le gouvernement dont j’étais membre. J’ai même voté contre les instructions de mon parti dans certaines circonstances fondamentales. Je me souviens, par exemple, m’être abstenu, avec dix-neuf autres députés de gauche, au moment de la ratification par le Parlement français de l’élargissement de l’Union européenne, dans les circonstances émotionnelles qui avaient suivi la chute du Mur de Berlin. Donc je veux vous dire que j’ai ma liberté totale et que ma responsabilité sera entière.

 

 

henri guaino

 

 

« Ma liberté est totale et ma responsabilité sera entière ». On n’a rien dit de plus beau dans la politique française depuis bien longtemps. Je fais donc volontiers mienne cette maxime.

Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Bien qu’Arnaud Montebourg ne soit candidat à rien, il n’est pas exclu que nous nous retrouvions un jour côte à côte pour défendre l’intérêt de la Nation. Je suis en général contre les gouvernements d’unité nationale. Mais il est de rares moments dans l’histoire où c’est nécessaire. Alors je ne désespère pas qu’un jour comme ceux-là, nous nous retrouvions, sans être candidats à rien ni l’un ni l’autre, côte à côte pour défendre l’intérêt national.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Merci beaucoup pour ces deux réponses dont la clarté n’a échappé à personne. Il est vrai que les circonstances qui justifieraient l’union dont il a été question ne se présument pas.

 

 

andré vianès

 

 

Les institutions de la Vème République ont évolué, se sont quinquennalisées, peut-être un tant soit peu « dévergondées », au sens étymologique du terme. La clef de voûte était l’élection présidentielle. Le problème est que les institutions initiales, avec leur formalisme juridique, se sont accompagnées d’un certain nombre de développements parallèles qui n’étaient sans doute pas dans l’esprit du Général de Gaulle ni dans celui de Michel Debré, notamment la constitution d’un système des partis relativement rigidifié ou cristallisé.

S’ajoute maintenant à ce système un tantinet rigidifié bipartite contesté, un « triopole ».

S’ajoute aussi, pour les deux coalitions principales, le système des « centrifugeuses » ou système de fragmentation que sont les primaires desquelles ceux qui s’y prêtent ou n’arrivent pas à s’en dispenser sortent avec quelques morts, quelques blessés. Ce système ne se présente pas comme permettant de choisir, au sens ancien du terme, l’homme de la Nation ou de donner des visages à plusieurs conceptions légitimes de la République en compétition. Ce qui s’esquisse pour la prochaine élection présidentielle, mais aussi ce qui s’est passé pour la précédente, me donne un peu l’impression que le système ne propose pas aujourd’hui aux Français in fine, de façon claire et simple, des visages pour la Nation et des logiques, des choix clairs. Sachant que le Front national, quant à lui, peut parfaitement vivre en se passant de primaires. Il n’y a pas que la question de la mécanique des primaires mais il y a la question des deux filtrages.

Je pourrais évoquer également le problème du financement des partis qui est un autre obstacle à la capacité du choix du peuple.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Vous auriez pu ajouter à cela « l’effet quinquennat » dont Jean-Pierre Chevènement parlait dans son exposé préliminaire. La formule de « l’effet centrifugeuse » des primaires correspond à ce que je peux observer.

 

 

jérôme sainte-marie

 

 

L’effet des primaires serait plutôt centripète : pour des raisons techniques et sociologiques, les primaires aboutissent (c’est d’ailleurs le risque des primaires au sein du Parti socialiste) à la sélection d’un homme extrêmement « conforme ».

Il y a toutes sortes de choses à dire sur les primaires. Un sociologue engagé, Rémi Lefèvre, a écrit un très bon livre sur ce sujet[8]. Mais il y a une donnée qu’il faut toujours garder en tête, pour une élection, c’est la nature du corps électoral. Or on a déjà eu des exemples concrets, à gauche notamment, qui montrent que les primaires fonctionnent comme un suffrage censitaire. Car ce sont uniquement les catégories politisées en permanence qui se déplacent pour ces primaires (même si 3 millions de personnes est un chiffre considérable). En réalité, les catégories populaires s’en excluent d’elles-mêmes. L’élection présidentielle a été souvent critiquée pour différentes raisons mais elle a un immense avantage : au premier tour, 80 % des Français persistent à aller voter à ces élections.

Ces ingénieries démocratiques que l’on nous vend pour revitaliser la démocratie sont des leurres. Le Front national n’est pas un triomphe de modernité ni de démocratie interne. Mais ses partisans vont voter, de la même manière qu’autrefois, quand les formations politiques me semblaient extrêmement verticales, les gens s’y intéressaient, les gens militaient. (

Je suis un très mauvais commerçant car les primaires ont l’immense vertu démocratique de faire travailler les sondeurs… Au-delà de cela, il me paraît important de dire que les gens se mobilisent quand ils pensent que les candidats qu’ils élisent auront du pouvoir et certainement pas parce qu’il y a un nouveau « truc », par Internet ou non.

Le vrai critère de la participation est évidemment le fait que les gens sont convaincus que leur vote sera utile parce que la personne qu’ils vont désigner aura du pouvoir et voudra réellement l’exercer.

Sinon la primaire est au contraire une sélection de produits conformes et assez tièdes.

 

 

henri guaino

 

 

En réalité, la vie politique démocratique est rythmée par des cycles. Nous avons besoin de partis politiques pour faire vivre la démocratie. À chaque début de cycle, les partis se régénèrent, se renouvellent et, petit à petit, revient inévitablement le régime des partis, non seulement rigidifiés mais vidés de toute substance, qui n’ont plus, à la fin, qu’un seul objectif : gagner les élections et les confisquer.

La Vème République a renouvelé la vie politique, mais je crois que nous entrons dans une fin de cycle. Les partis, n’ayant plus rien à dire, sont plus prégnants que jamais.

Les primaires s’inscrivent dans cette perspective. L’argument démocratique est une blague ! Ce qui a fait surgir les primaires, c’est le Front national, et, pour les uns comme pour les autres, la crainte d’être éliminés au premier tour. Ce n’est qu’un outil pour essayer, en jouant sur l’arithmétique électorale, d’être élu, fût-ce par défaut, en essayant d’éliminer tout autre candidat de son camp ou proche de son camp.

Ce système n’a aucun autre objectif. En revanche, il a des conséquences ravageuses sur les institutions et sur la vie politique, et en particulier sur l’esprit de la Vème République. Il pervertit totalement l’élection.

Un chef de parti, un chef de clan élu Président de la République arrive au pouvoir épuisé après avoir dit tout et n’importe quoi lors des quatre tours d’élection… et il sert sa clientèle.

Ces primaires existent, il faudra faire avec mais c’est un naufrage. Nous ne sortirons pas indemnes de cette fin de cycle. On a abîmé les institutions, on les a flétries, on les a rendues incohérentes. On a fait le quinquennat, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). On a laissé le pouvoir judiciaire prendre une importance terrible. C’est chaotique.

Je pense (c’est une divergence avec Arnaud Montebourg) que les institutions de la Vème République sont fondamentalement bonnes. Mais elles exigent d’être servies par des gens qui ont le sens de l’État. Quand les institutions sont mauvaises, les hommes d’État ont du mal à gouverner. Quand les institutions sont bonnes mais que les hommes d’État ne sont pas au rendez-vous, ça ne marche pas non plus.

En outre, on a créé un système politico-institutionnel qui confisque la volonté populaire. On n’en sortira que par une nouvelle forme de révolution démocratique. Elle ne viendra pas spontanément d’en haut. Elle se fera comme d’habitude par le bas, soit par la révolte, soit par la guerre. C’est ainsi que se sont terminées la IIIème et la IVème Républiques. Je doute de plus en plus de la capacité du système à s’auto-réformer. On n’a jamais vu les partis s’auto-réformer.

Et si, au-delà de la critique des partis et de la classe politique, les citoyens voulaient bien prendre leur destin en main… Qui écoute aujourd’hui les émissions politiques et essaie de comprendre ce que les hommes politiques qui ont quelque chose à dire veulent dire aux Français ? Il est trop facile de s’en tirer avec un « Ils sont tous pourris ! Ils sont tous nuls ! ». La tyrannie de l’audimat fait que les chaînes suppriment les émissions politiques dont les Français se désintéressent. Et on a, à la fin, la politique qu’on mérite.

 

Le non-respect du vote des Français après le référendum de 2005 fait polémique. Pour ma part, j’ai voté « non », j’ai voté pour tous les « non », je suis rivé dans mon « non ».

Nicolas Sarkozy, avait annoncé clairement pendant sa campagne présidentielle ce qu’il voulait faire. Personne n’a donc été trompé dans cette affaire. Et il est vrai que s’il n’était pas passé par le Congrès il n’y aurait pas eu de remise en ordre de l’Europe, il n’y aurait pas eu de nouveau traité. S’il n’y eut pas de tromperie, ce fut une catastrophe démocratique. Les Français l’ont ressenti comme une violation de leur choix.

Plus jamais ça !

La solution serait qu’on inscrive dans la constitution française qu’il ne pourra plus y avoir d’abandon de souveraineté sans que le peuple soit consulté et que la voie du Congrès ne peut pas être utilisée dans ce cas-là. Voilà quelque chose qu’on peut demander à nos futurs candidats. La solution est toute simple : c’est au peuple de décider de tout abandon de souveraineté. Quand il s’agit de changer la Constitution pour ratifier un traité c’est toujours parce qu’il y a abandon de souveraineté. Donc, chaque fois qu’il faut changer la Constitution pour ratifier un traité, il faut passer par le peuple. Voilà, au lieu de refaire inlassablement l’histoire, la conclusion que nous devons tirer de cette histoire.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Et si je puis me permettre, c’est beaucoup plus démocratique que le fameux référendum d’initiative populaire qui, à mes yeux, est vraiment un ersatz de démocratie. Nous sommes entièrement d’accord sur ce point.

 

S’agissant des primaires, elles achèvent certainement de dénaturer les institutions de la Vème République mais le plus fort, c’est qu’elles sont perçues par nombre de nos concitoyens comme quelque chose de démocratique ! C’est en tout cas ce que répète la presse.

Cela révèle la manière dont la République est dénaturée par une fausse idée de la démocratie. Il y a là un sujet qui serait très intéressant mais que nous n’avons pas le temps d’évoquer ici.

 

 

michel de vriès

 

 

J’ai représenté la France dans des instances européennes.

Henri Guaino a dit que République et Nation, en France, sont une seule et même chose. Je suis tout à fait d’accord : j’ai constaté à Bruxelles que si on a affaire à un Anglais, un Espagnol ou un Français, la souveraineté a un sens parfait. Et ce qu’on a délégué à l’Europe, on n’y revient pas, on n’en parle plus. Quand, dans un groupe de travail, on a affaire à un Allemand, un Hollandais, un Italien, c’est-à-dire un représentant d’un peuple de tradition fédérale, tout est renégociable à tout moment.

Arnaud Montebourg a parlé d’humiliation. Je n’ai pas bien compris qui nous a humiliés. Que l’Europe ait humilié le peuple grec, je le comprends, mais la France, je ne comprends pas. Pouvez-vous nous éclairer sur cette humiliation ? Je ne me suis jamais senti humilié dans mes fonctions à Bruxelles, remarque étant faite que vous avez parlé de Bruxelles comme n’étant qu’un exécutif.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Excusez-moi de vous dire que ce n’est pas aussi simple. La Commission de Bruxelles, aux termes de traité, est une sorte de canard boiteux. Elle détient des pouvoirs de co-législation avec le Parlement européen et elle est par ailleurs un exécutif. C’est beaucoup plus « tordu » que ce que vous dites.

 

 

arnaud montebourg

 

 

J’entends par humiliation le fait, par exemple, que le vote « non » s’est transformé en « oui ». C’est une humiliation du suffrage universel. Henri Guaino a parlé de catastrophe démocratique. C’est exactement ce qui s’est passé en Grèce dont le « non » a été bafoué. C’est une humiliation démocratique. Cela signifie clairement que l’exercice par une Nation membre de l’Union européenne de sa souveraineté nationale sur des décisions qui engagent l’espace commun qu’est la construction européenne n’existe pas ! On vous fait voter, mais on prend la décision contraire.

Deuxième exemple : le fait que nous avons accepté des sanctions sur l’application des règles de discipline budgétaire. Le traité (que François Hollande était d’ailleurs chargé de renégocier dans le cadre de la réorientation européenne) organise la castration politique des États et notamment des parlements souverains sur la législation budgétaire, c’est-à-dire le niveau d’impôts que je prélève et le niveau de dépenses que je décide. De ce point de vue, lorsqu’une décision est prise par le parlement, un sous-chef de bureau de la législation budgétaire à Bruxelles pond un communiqué qui explique que le gouvernement français ne se conforme pas à ceci ou cela… !

Peut-on bâtir le progrès européen sur cette sorte d’humiliation, la France, grande nation, pays fondateur de l’Europe se voyant traiter comme un établissement public sous tutelle ? Nous nous sommes mis nous-mêmes sous cette tutelle. C’est contre cette servitude volontaire que les Français s’étaient prononcés par leur « non ».

On peut multiplier les exemples à l’infini : je peux vous parler de la façon dont s’organise la prise de décision au sein du système européen.

La Commission européenne dispose de pouvoirs propres et n’est donc pas un exécutif, elle n’exécute pas la volonté du collège des chefs d’État et de gouvernement. Elle dispose, en qualité de gardienne des traités, de pouvoirs propres qu’elle interprète sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette Cour de justice a ouvert un champ d’interprétation de plus en plus libérale à ce que doit être l’application du traité de Rome.

Le radical Mendès-France avait refusé de voter le traité de Rome en raison de l’esprit de concurrence qui, comme le disait Jean-Pierre Chevènement, imprègne l’organisation du marché de l’unité économique de l’Union européenne.

Maintes décisions de la Commission européenne sont des humiliations pour les États, et je ne parle pas que de la France. Heureusement que le peuple n’est pas informé des procédures qui sont ouvertes contre notre pays pour un certain nombre de décisions absolument banales et naturelles qui appartiennent à son ADN politico-juridique (les aides d’État etc.). Je pourrais écrire un mémoire sut tout ce qui m’a scandalisé.

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Il faut ajouter à cela ce que j’ai appelé tout à l’heure la « zone grise » : Non seulement nous subissons l’application de procédures disciplinaires extrêmement rudes mais, en plus, nous nous plions aux réformes structurelles demandées (et non imposées juridiquement) par la Commission et que le gouvernement français, comme d’autres, sans doute, n’a de cesse de remettre en scène pour s’exonérer, s’excuser, de ne pas suivre tout à fait la règle. Il vend l’un contre l’autre.

 

 

arnaud montebourg

 

 

En effet. À Bruxelles, les commissaires européens, gardiens des traités, sont chacun en charge d’un secteur (réformes structurelles, économie etc.). Le commissaire demande au ministre en charge de faire telle ou telle réforme, s’enquiert du calendrier. Si un gouvernement n’obtempère pas, si les réformes demandées ne sont pas faites, cela aura un impact sur les appréciations faites sur le pays en cause. Sorte de « bureau Veritas » du libéralisme économique européen, un technicien vérifie si la réforme des autocars, la libéralisation des pharmacies, la réforme des notaires… sont bien effectuées. C’est la marchandisation permanente de l’économie. Par quelle légitimité ces personnes peuvent-elles, par impulsion politique, dicter des réformes à un pays ? J’ai moi-même vécu à l’intérieur d’un gouvernement où le Premier ministre nous disait : « Ne dites pas que c’est l’Europe qui nous le demande. Expliquez que nous sommes volontaires parce que ces réformes sont bonnes ». (« Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. »[9]). En réalité, l’autodétermination des membres de l’Union européenne est un théâtre de mensonges, savamment mis en scène par des hommes politiques qui organisent la communication sur le volontarisme réformiste. Mais savez-vous d’où vient l’impulsion initiale ?

 

 

Sébastien mounier

 

 

J’ai un peu tiqué quand M. Sainte-Marie a parlé de « suffrage censitaire ».

C’est à propos des régionales, des européennes qu’on pourrait vraiment parler de suffrage censitaire, parce que tout le monde s’en moque, personne ne vote sauf, justement, les gens les plus impliqués. Au moins les primaires ont l’avantage de contourner les appareils politiques qui bloquent toutes les énergies militantes et ne sont plus que des reproductions d’élites, énarques notamment. Ils sont pour beaucoup dans la désaffection des électeurs. Les primaires ne sont peut-être pas l’idéal. Mais comment faire pour dépasser ça ?

Je rejoins Arnaud quand il parle d’ « humiliation des peuples » mais il y a aussi une certaine « humiliation » des militants et au moins les primaires permettent-elles d’éviter la confiscation des désignations entre quatre murs.

 

 

jérôme sainte-marie

 

 

Je prendrai l’exemple concret d’Arnaud Montebourg lors de la dernière primaire socialiste. Son score, très remarqué, était bien inférieur à ce qu’il aurait été si l’ensemble des électeurs de gauche avaient voté. Ce fut un moment important du débat à gauche, certes, mais le projet que défendait Arnaud Montebourg aurait eu un succès encore plus grand si la composition sociologique des participants à la primaire socialiste avait été conforme au profil des électeurs du premier tour de la présidentielle

 

 

henri guaino

 

 

Pour répondre à M. de Vriès, on peut dire « non » à la Commission mais elle a des pouvoirs. Je me souviendrai toute ma vie de la loi Nome[10], loi innommable qui oblige EDF à vendre du courant à bas prix à ses concurrents afin qu’ils lui fassent concurrence. Au Président de la République qui exprimait sa stupéfaction (« On marche sur la tête ! »), on a expliqué : Oui, M. le Président, mais on a passé un accord avec la Commission qui arguait : Vous vendez le courant à vos entreprises à un tarif qui ne nous permet pas de vous faire concurrence. Par conséquent, soit vous passez un accord pour la suite, soit on vous inflige une amende de 20 milliards d’euros pour aides d’État.

En allant devant la Cour de justice, nous aurions peut-être obtenu un rabais mais la Commission est aussi un juge de première instance.

 

À certains moments, il faut savoir dire « non ». Quand la Commission demande à nos agriculteurs de rembourser des aides perçues indûment, il faut être capable de dire « non ». Ils ne nous enverrons pas de parachutistes européens puisqu’il n’y en a pas !

C’est en sachant dire « non » qu’on changera l’Europe.

Si la France avait dit « non » pour la Grèce il ne serait pas arrivé ce qui est arrivé.

Dire « non », de temps en temps à la Cour de justice. Dire « non », de temps en temps, à la Cour européenne des droits de l’homme quand elle nous demande de mettre des syndicats dans l’armée, par exemple. Dire « non » quand elle nous demande d’indemniser des pirates qu’on a soi-disant mis un peu trop de temps à présenter aux juges.

Dire « non ». C’est la capacité de la France à dire « non » qui permettra d’infléchir le cours des choses. Aucun gouvernement de droite ni de gauche depuis trente ans ne s’est montré capable de dire « non ».

La solution, c’est le gaullisme, la force du « non » dans l’histoire !

 

 

Marie-Françoise Bechtel

 

 

Chers amis, j’espère que cette intervention vous aura paru suffisamment roborative. Il me semble qu’elle l’était.

Je vous donne rendez-vous à notre prochaine rencontre qui portera davantage sur les questions économiques. Nous y retrouverons l’Europe et, bien sûr, l’État, ce partenaire que nous n’oublions pas.

Merci de votre fidélité.

 

 

[1] Renaud Girard, « L’accord UE-Turquie : un marché de dupes », Le Figaro du 22 mars 2011.

[2] Le Président, film français réalisé par Henri Verneuil, sorti en 1961, adapté du roman éponyme de Georges Simenon. (adaptation : Henri Verneuil, Michel Audiard, dialogue : Michel Audiard).

 

[3] de Tocqueville, Alexis (1835), De la démocratie en Amérique (1835-1840)

[4] Apollinaire, La chanson du mal-aimé

[5] La puissance et les rêves, Régis Debray, Gallimard, 1984, Une renaissance inattendue p. 155-156
[6] La Généalogie de la morale (Zur Genealogie der Moral. Eine Streitschrift), Fr. Nietzsche, 1887

[7] En ligne sur le site de République Moderne : http://republiquemoderne.fr/2016/03/04/service-national-21e-siecle/

[8] Les primaires socialistes. La fin du parti militant, Rémi Lefebvre, Paris, Raisons d’agir, 2011.

[9] Dans Les Mariés de la Tour Eiffel, Jean Cocteau.

[10] La loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant organisation du marché de l’électricité, dite loi Nome, a pour objectif de permettre une ouverture effective du marché, dans la mesure où EDF, opérateur historique du marché, se trouve en situation de quasi-monopole sur le secteur de la production d’électricité en France. En effet, comme l’a estimé la Commission européenne à la suite d’une procédure d’enquête au titre des aides d’État, l’existence des tarifs réglementés combinée à l’insuffisance de l’accès des concurrents d’EDF à des sources d’électricité aussi compétitives que le parc nucléaire historique constitue un obstacle au développement d’une concurrence effective. (http://www.cre.fr/glossaire/loi-nome )